Le 18 décembre 2017, quatre personnes ont trouvé la mort lors d’un glissement de terrain au moment où  elles effectuaient des travaux de forage pour l’extraction clandestine du cuivre, qui serait logé  au sommet d’une montagne située dans la commune d’Ait Haddou Youssef relevant de la province de Chichaoua, une localité située dans la région de  Marrakech-Safi qui comprend aussi la province d’ Essaouira, une ville connue mondialement à la faveur du festival Gnoua . Malgré son lourd  et sinistre bilan, cet  événement lugubre a presque passé inaperçu.

Quatre jours après la tragédie  de Chichaoua, deux frères âgés de 23 et 30 ans ont été emportés par des flots au fond d’un gisement abandonné  de charbon à Jerada. Ces deux jeunes frères ont péri alors qu’ils s’efforçaient  de glaner, clandestinement,  quelques kilos d’anthracite pour subvenir aux besoins les plus  élémentaires de leurs familles. Dépourvus  des moyens requis, les habitants de Jerada  ont  mis plus de 15 heures avant de pouvoir tirer  les deux  dépouilles mortelles de la  boue noire.

Très choquée et fortement émue par ce spectacle macabre, la population  de Jerada, qui attend vainement, depuis la fermeture du site minier il y a une vingtaine d’années, une alternative économique tangible  et des promesses non tenues par les gouvernements successifs du Maroc, n’a pas tardé  à réagir et exprimer sa  forte colère et son ras-le-bol à l’égard des autorités locales. Ainsi, et immédiatement après avoir réussi à extraire, non sans difficultés,   les corps des deux victimes des mines de la mort, les habitants  ont organisé   spontanément une immense  marche vers le siège de la province pour  faire entendre leur voix et exprimer leur colère contre la passivité et  l’indifférence des autorités locales, car ce n’est pas la première fois que des jeunes de la ville subissent un tel sort  au fonds des mines délabrées et ce , pour quelques sous seulement. Les habitants et la famille des victimes ont même assiégé la morgue  de l’hôpital afin d’empêcher  les autorités locales de procéder à un enterrement rapide des corps.

D’un centre minier jadis relativement  prospère, la localité de  Jerada s’est transformée, au fil des ans,  en une ville prolétarienne en accueillant, en plusieurs vagues successives,  des milliers d’ouvriers venus des localités avoisinantes et de plusieurs régions du Maroc. La ville de Jerada a été créée par un gisement minier. Sans le charbon, la ville de Jerada ne serait, dans le meilleur cas, qu’une toute petite bourgade peuplée d’éleveurs et d’agriculteurs.  Les principales centrales syndicales y ont trouvé un terreau pour y développer leurs  activités d’encadrement, d’organisation et de mobilisation d’une couche sociale appartenant à la classe ouvrière.

Ce sont ces  données essentielles  que   les autorités marocaines doivent prendre en considération  pour que le « hirak de Jerada » ne s’inscrive pas dans la durée avec toutes les conséquences économiques, sociales et autres. Les grandes manifestations et les mouvements de protestation  populaire ne naissent pas du néant. La détérioration de la situation matérielle et des conditions de vie  fait mûrir les conditions de riposte spontanée, parfois virulente et qui risque  d’échapper à tout contrôle, surtout dans un paysage marqué par  la faiblesse et la perte de crédibilité des « amortisseurs de chocs » et des courroies de transmission entre les institutions officielles et la population concernée,  dont notamment les partis politiques,  les syndicats  et les organisations de la Société civile. C’est pourquoi, pour comprendre les événements que connait Jerada depuis plus d’un mois, il faut  revenir à sa « genèse », à son Histoire récente pour y chercher quelques dates  significatives qui peuvent nous éclairer pour mieux cerner et comprendre les causes du ras-le-bol, de l’épuisement  de la  patience, et du tarissement des capacités  de résistance de la population à l’absence de perspectives prometteuses.

Une période  de prospérité « prolétarienne » : 1927-1998

Située à une soixantaine de kilomètres au Sud de la ville d’Oujda, métropole et chef-lieu  de la région de l’Oriental,  la ville de Jerada  a sa particularité qui la singularise des autres « centres urbains » marocains. C’est une ville qui a pu voir le jour en 1927, c’est-à-dire l’année du lancement des travaux d’exploitation d’un important gisement d’anthracite. Elle  a été créée par le gisement, c’est pourquoi,    la dimension de la ville  et son évolution démographique  dépendaient du volume et du rendement d’exploitation du charbon. Vers la fin du vingtième siècle, la ville de Jerada avait une population qui serait de l’ordre de 60.000 habitants dont 6000 à 7000 ouvriers, ingénieurs et hauts techniciens spécialisés dans l’extraction du charbon.

Vers le milieu de la décennie 90 du siècle dernier, la baisse  du  rendement constatée au niveau de l’exploitation du charbon, la tendance au  tarissement  des réserves et surtout la chute du prix du charbon sur  le marché international ont conduit les Charbonnages du Maroc ( CDM),   l’entreprise  qui assurait à l’époque l’extraction et la commercialisation de l’anthracite  de Jerada,  à décider la fermeture  définitive de ce site minier, en juillet 1998 .

Pour amortir le choc et pallier aux conséquences sociales désastreuses de cet arrêt d’exploitation, le gouvernement marocain de l’époque avait mis en place deux commissions. Présidée par Driss Benhima, qui assumait à l’époque la fonction de  directeur général de l’Office National de l’Electricité (ONE), la première commission avait pour objectif de payer les cotisations sociales des CDM en faillite , verser les pécules de départ des mineurs et procéder à la liquidation de l’actif des CDM. Cette commission avait accompli sa mission  qui a coûté plus de deux milliards de dhs au contribuable marocain. La deuxième commission dont la direction a été confiée au Feu Meziane Belfkih, conseiller du Roi à l’époque, devrait se pencher sur la reconversion de la mine et la recherche d’alternative économique fiable  et durable  pour la localité. Cette commission a fait des promesses qui sont restées lettres mortes, des promesses non tenues et des vœux pieux. La population de Jerada qui attend depuis vingt  ans,  n’a rien vu de concret et de sérieux qui pourrait la rassurer et lui  donner un espoir. Ce qui l’a poussée à perdre toute confiance   dans ses représentants au Parlement, dans les élus locaux et  dans les intermédiaires  politiques et sociaux dont les partis politiques et les syndicats.

Les gouvernements marocains  successifs n’ont pratiquement rien fait depuis la fermeture du site minier  de Jerada . Pire encore, ils ont fermé les yeux sur l’exploitation clandestine et  périlleuse des gisements délaissés et dangereusement délabrés. Selon certaines informations, entre  1000  et 3000 familles vivent de cette activité clandestine et partant illégale. La production annuelle extraite par ces mineurs clandestins qui serait de l’ordre de 37.000 tonnes  est écoulée dans la région orientale et même dans des régions éloignées. Les principaux clients sont les briquetiers, les fours et les Hammams  (bains traditionnels) et même des particuliers. Ces mineurs clandestins opèrent dans des conditions de travail   qui rappellent celles qui sévissaient au  moyen âge et au cours de l’ère préindustrielle.  Sans casques, ni masques et sans éclairage adéquat, ces pauvres mineurs risquent leur vie pour gagner des miettes  qui leur permettent  de faire  survivre, difficilement, les membres de leurs familles dont notamment les parents. Les conditions de travail effroyables  dans lesquelles opèrent ces mineurs clandestins rappellent celles dans lesquelles travaillaient les ouvriers des  mines de Montsou, en 1884. Des conditions cruelles qu’Emile Zola a superbement décrites  dans son célèbre roman, Germinal.

Au lieu de s’engager dans une réflexion responsable,  sereine et approfondie devant déboucher sur des propositions concrètes pour créer  les conditions requises pour un développement harmonieux et intégré de la région qui vit dans la précarité depuis 20 ans,  des membres du conseil de la région se sont engagés dans des débats stériles et des  polémiques inutiles qui n’avaient aucune raison d’être dans un moment de consternation et de deuil. C’est le cas d’une femme parlementaire et membre du conseil  de la région de l’Oriental qui s’est fortement opposée et a vivement critiqué une proposition faite par un de ses collègues,  par laquelle il a demandé  une réunion extraordinaire  du conseil régional. Cette femme a certainement estimé que les intérêts du parti priment et que  la lutte contre la pauvreté et la précarité ne devraient être  prioritaires que dans le discours, et non pas dans la pratique et l’action.

Réaction tardive du gouvernement

Le 4 janvier 2018, Aziz Rabbah, ministre de l’énergie, des mines et du développement durable, s’est rendu à Jerada pour tenter d’apaiser la situation très tendue créée par des manifestations qui ne s’arrêtaient pas, malgré le mauvais temps et le  froid glacial qui s’est emparé de la région à la fin de l’année 2017 et au début de la nouvelle année . Le ministre Rabbah a tenu plusieurs réunions avec des élus locaux, des représentants de la population et des représentants de la Société civile. Contre toute attente, cette visite et au lieu de calmer les esprits a ravivé  le mécontentement  de la population qui est allée  jusqu’ à  accuser  le ministre et le gouvernement de véhiculer  et d’entretenir un discours mensonger. En effet, quelques jours seulement après la visite de Rabbah, des milliers de personnes ont  manifesté leur colère   et cherché à dénoncer le  hiatus flagrant et le large fossé qui sépare le discours des actions concrètes.

L’échec de la mission de Rabbah a amené le gouvernement à dépêcher, le 19 janvier 2018, Aziz Akhannouch,  ministre de l’agriculture, de la pêche maritime, du développement rural et des eaux et forêts pour éviter une détérioration de  la situation .A cet effet, le ministre Akhannouch a proposé un plan d’action urgent qui ambitionne de  faire de l’agriculture un vrai levier de développement de toute la région. Ce qui nécessitera une enveloppe budgétaire  de 28, 2 millions de Dhs qui sera engagée au cours de cette année.

Évidemment  l’impact réel,  la réussite ou l’échec de la mission du ministre Akhannouch dépendront  de  la réaction de la population à de la pertinence de l’offre du gouvernement et surtout de la manière d’agir et de procéder qui sera adoptée par l’Exécutif marocain. Le Hirak du Rif et celui en cours à Jerada ont montré, d’une manière claire et nette,  que la population a tendance à perdre confiance dans les élus locaux, les partis politiques et toutes les institutions d’intermédiation entre la population et les institutions gouvernementales. Les populations déshéritées estiment qu’elles ont été trahies  et lésées par la passivité dangereuse et les promesses non tenues par les gouvernements marocains successifs. Pour exprimer leurs requêtes et doléances et faire entendre leurs voix et dénoncer la perfidie dont font preuve certains  élus, les habitants de Jerada ont préféré recourir des manifestations populaires et des sit-in qui n’octroient aucun rôle aux élus et aux partis politiques.  Cette position populaire doit nécessairement interpeller les partis politiques, les décideurs gouvernementaux et tous ceux qui sont chargés de la gestion des affaires publiques. Et ce n’est pas une question simple ou anodine car elle doit  amener les Etats  qui se respectent à poser d’autres questions sur l’intérêt des scrutins, le rôle du Parlement, des partis politiques, des syndicats, de la Société civile et des collectivités locales et des autorités locales chargées de la coordination de l’action des Services extérieurs des  ministères.

Le fonctionnement des institutions officielles marocaines et l’organisation d’élections coûtent énormément d’argent que le contribuable, pauvre ou riche, doit payer. Mais, pour quelle raison et pour quel objectif ? Les élections ne sont ni une fin en soi, ni  un luxe. Elles ne doivent pas être considérées comme une belle vitrine devant cacher des monstruosités et des vérités amères. Le scrutin ne doit être conçu que comme un simple exercice politique devant  déboucher sur l’émergence d’une élite politique capable d’assimiler et de bien comprendre les besoins de la population, de mettre en œuvre les politiques susceptibles de résoudre les problèmes, de gagner les paris et de relever  les défis.

Le développement socio-économique d’un pays dépend d’un système politique entièrement démocratique et qui ne devait souffrir  d’aucune exception. La démocratie est un tout indivisible qui n’admet aucune exception due à une quelconque spécificité historique, locale ou nationale.

La politique doit être une mission noble, une passion et une conviction personnelle fondée sur la sincérité, le bénévolat et la volonté sincère de ceux qui ont choisi d’y opérer. La politique ne doit pas être un métier et une activité lucrative pour ceux qui cherchent un enrichissement rapide par des moyens, souvent  déloyaux.   L’indépendance totale  des partis, la transparence des élections, la corrélation à établir  entre l’exercice de la responsabilité et la reddition des comptes pour éviter l’impunité sont les conditions nécessaires pour amorcer un véritable processus de développement et d’émancipation d’une population donnée. Continuer à ignorer ces données essentielles  est une entreprise suicidaire qui ne peut qu’élargir le fossé et intensifier  la méfiance établie entre les  populations et les gouvernements en place.

Le plus dangereux, voire le pire pour un pays  donné est d’opter pour « la politique des calmants et des sédatifs en cherchant à  vendre des illusions »  et en multipliant les promesses non tenues et des vœux pieux, car la corde du mensonge est courte, pour reprendre un proverbe arabe célèbre. La virulente et inattendue  réaction  à la mission d’Aziz Rabbah montre clairement que les habitants de Jerada sont déterminés à déchiqueter  cette corde, que  les gouvernements marocains successifs souhaitent entretenir,  en dépit de son impertinence.

Le développement, le vrai développement n’est pas un banal jeu d’enfants. C’est une lourde et délicate mission dont l’accomplissement nécessite une bonne ingénierie, des compétences avérées et des visions stratégiques. Un pays où une bonne partie des élus est  analphabète risque de s’enfoncer dans les sables mouvants du sous-développement. A ce sujet, il suffit de rappeler qu’aux dernières élections communales organisées au Maroc  en  septembre 2015,  43% des élus locaux  n’ont pas dépassé le niveau primaire. C’est un goulot d’étranglement qu’il faut éliminer, le plus rapidement possible,  si l’on veut vraiment développer notre cher  pays.

Ahmed Saber pour Maghreb Canada Express, pages 10-11, Vol. XVI, N° 1 et 2, Janvier-Février 2018

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