Le 13 janvier 2018, nos compatriotes d’origine amazighe ont célébré dans la joie et l’allégresse l’avènement du nouvel An 2968- Yennayer 2968. Evidemment, ceux qui ignorent l’Histoire séculaire de nos frères  Imazighen (hommes libres), ou ceux qui ne maitrisent pas le calendrier berbère ne peuvent pas comprendre pourquoi le chiffre 2968 et d’où vient-il ? Aussi, et pour qu’il ne soit plus un chiffre énigmatique et permettre à tout un chacun  d’en comprendre le sens  et en connaitre l’origine historique, il s’avère nécessaire de donner quelques indications sur le calendrier adopté par les imazighen depuis la nuit des temps et livrer quelques éléments et faits historiques.

A propos du  calendrier amazigh

Les Imazighen ont adopté, depuis l’Antiquité, le calendrier agraire qui est toujours en usage dans plusieurs régions de l’Afrique du Nord. Il s’agit d’un calendrier largement inspiré  du calendrier Julien. Le calendrier agraire est issu d’une observation minutieuse des phénomènes naturels périodiques tels que le déplacement de l’ombre, le retour et la succession des saisons  …, ce qui permet à ceux qui l’ont adopté, dont notamment  les imazighen, de mieux gérer et planifier les travaux et les  activités agricoles durant une année. Le premier jour de l’année amazigh est le 14 janvier du calendrier grégorien. C’est pourquoi, les Imazighen célèbrent « le réveillon du nouvel An » le 13 janvier de chaque année. Selon le calendrier amazigh (agraire), le 14 janvier marque le début de la nouvelle année mais aussi le début  des 10 derniers jours de « Lyali » qui signifie les nuits les plus froides de l’année, selon le calendrier agraire.

Sur le plan arithmétique, le chiffre 2968 est la somme d’une addition dont les termes sont  950 et 2018. Autrement dit, le nombre 2968 est obtenu en effectuant l’opération d’addition suivante : 950+2018, ce qui donne comme résultat (somme)  le chiffre 2968 (950+2018=2968). En principe, le chiffre 2018 ne devrait  poser aucun problème puisqu’il s’agit purement et  simplement de l’année en cours selon le calendrier de l’ère chrétienne. Par contre le nombre 950 doit être mieux explicité. Le nombre en question  est en fait l’année 950 Avant J.C, c’est-à-dire l’année où le roi amazigh Sheshonq 1er( Cacnaq ou Chachnaq en berbère, qui serait un pharaon amazigh selon certaines sources historiques)  a conquis l’ancienne Egypte pour y fonder la 22ème dynastie égyptienne. Pour les imazighen, il s’agit d’un tournant historique et d’un événement-phare. C’est pour cette raison qu’ils ont adopté cette date pour marquer le début  de  leur calendrier. Certains intellectuels imazighen estiment que le choix de cette date (950 Avant JC) comme point de départ du calendrier amazigh  est une erreur, car un peuple  ne doit pas  chercher, normalement, à faire démarrer son histoire à partir d’événements  où le sang a coulé à flots, où des âmes ont péri et des corps ont été cruellement déchiquetés. L’événement-phare à choisir comme repère historique doit être un événement heureux et utile pour toute l’humanité.

 Chaque année et à l’occasion de l’avènement du Yennayer-nouvel An amazigh-, le mouvement berbère au Maghreb monte au créneau pour réitérer, avec insistance, son appel à la « fériérisation » du nouvel An amazigh,  à l’instar du 1er Moharram (nouvel An pour les musulmans selon l’année hégirienne) et le 1er janvier.

Projet de « fériérisation » du Yennayer en Algérie et  au Maroc

Le 27 janvier 2017, le président algérien, Abdelaziz Bouteflika a conféré un caractère officiel au nouvel An berbère  en le décrétant jour férié partout en Algérie. C’est pourquoi, le 14 janvier 2018 avait une saveur particulière, notamment dans les régions berbérophones d’Algérie où, jadis,  le Yennayer était férié de fait et célébré en famille, seulement. Cette décision très sage, qu’il convient de saluer et d’apprécier à sa juste valeur, intervient pour apaiser une situation très tendue créée par des vagues de protestations déclenchées dans plusieurs régions berbérophones d’Algérie  à la suite du rejet d’un amendement parlementaire visant la généralisation de l’enseignement de la langue amazighe( Tamazight). A cet égard, il convient de rappeler qu’en mars  2002, et après les émeutes sanglantes du « printemps noir-2001 », durant lesquelles des dizaines de personnes ont péri notamment en Kabylie, le Tamazight a été reconnu langue nationale. La constitution adoptée en Algérie en 2016, l’a consacré deuxième langue officielle de l’Algérie, après l’Arabe.

Dans le cadre de la mise en œuvre de cette décision présidentielle, le ministère algérien de l’Intérieur a publié le premier communiqué officiel en Tamazight. Pour sa part, le gouvernement algérien a annoncé le lancement de la procédure officielle visant à inscrire le Yennayer dans la liste des fêtes légales algériennes.

Au moment où les militants de la cause berbère en Algérie savouraient cette « victoire » et commençaient à étudier la stratégie qui leur permettrait de  militer pour que le Yennayer ne soit pas une fête nationale de second degré ou de seconde zone, les associations amazighes au Maroc  doivent encore attendre la position qui sera prise par le chef de gouvernement. En effet,  lors d’un point de presse tenu le 4 janvier 2018 à l’issue du Conseil de gouvernement, le porte parole du gouvernement marocain, Mustapha Khalfi a déclaré « que la possibilité de décréter le nouvel An amazigh jour férié au Maroc est en cours d’étude ». Selon Mustapha Khalfi, le chef de gouvernement est en train d’étudier le mémorandum que  des associations amazighes lui ont adressé  à cet effet. Le chef de gouvernement réfléchit à ce sujet et ne manquera pas d’annoncer sa décision en temps voulu, a-t-il tenu à préciser. Pour sa part, le ministre de la Fonction publique Mohamed Ben Abdelkader a estimé que « le nouvel An amazigh se résumerait à des petites fêtes dans le monde rural où on célébrait la fin des récoltes ». Une étrange sortie médiatique qui a suscité l’ire et  l’indignation des militants amazighes.  Personnellement, j’aimerais bien que  monsieur le ministre apportent  des précisions sur  la fin des récoltes  dont il parle et  l’inversion des saisons entre  les deux hémisphères Nord et Sud de la terre. Les propos « scientifiques » tenus par le ministre marocain risquent de nous amener à revoir, de fond en comble, nos modestes connaissances en géographie physique qui nous permettent de connaitre  l’hémisphère de la planète qui abrite le Maroc.

Décréter le Yennayer un jour férié au Maroc  est une décision qui ne manquera pas de renforcer l’identité amazighe, mais aussi une décision de haute importance qui  confortera l’unité nationale. C’est    une décision très pertinente  et en parfaite conformité avec  la Constitution marocaine dont le préambule stipule que :

«  … . Etat musulman souverain, attaché à son unité nationale et à son intégrité territoriale, le Royaume du Maroc entend préserver, dans sa plénitude et sa diversité, son identité nationale une et indivisible. Son   unité, forgée  par la convergence de ses composantes arabo-islamique, amazighe et saharo-hassanie, s’est nourrie et enrichie de ses affluents africain, andalou, hébraïque et méditerranéen…. » .

Un peu plus loin, la Constitution marocaine stipule que :

« Le Royaume du Maroc ….., réaffirme ce qui  suit et s’y engage : (…)

  • « Bannir et combattre toute discrimination à l’encontre de quiconque, en raison du sexe, de la couleur, des croyances, de la culture,  de l’origine sociale ou régionale, de la langue, du handicap ou  de quelque circonstance que ce soit. »

En outre c’est une décision qui permettra au Maroc d’honorer ses engagements internationaux en matière des droits de l’Homme. C’est pourquoi, le fait que le chef de gouvernement préfère se donner un temps de réflexion, qui risque de durer longtemps,  pour étudier une revendication très  légitime,  est incompréhensible et peut même susciter des inquiétudes et des appréhensions car,  souvent  le temps de réflexion et d’étude  est synonyme de rejet tacite. Espérons que ce ne sera pas le cas pour cette requête formulée par des associations  amazighes.

Accéder à la demande formulée par des associations amazighes est une décision facile à prendre. Le chef de gouvernement n’a pas besoin de se barricader derrière « un temps d’étude », qui pourrait  trop durer, car elle est en parfaite conformité avec la Constitution marocaine adoptée par référendum, le 1er juillet 2011. La rejeter serait une bourde, une  erreur monumentale,  une  position absurde,  qui pourrait  être interprétée comme une violation de certaines  conventions internationales des droits de l’Homme, ratifiées par le Maroc.

Le Maroc a toujours été et doit rester une terre de tolérance et de brassage ethnique, linguistique et culturel. Il est  amazigh,  arabe et africain. La force du Marocain réside dans son identité arc- en- ciel et sa culture plurielle.

Par conséquent, décréter le Yennayer jour férié est une décision qui permettra au Maroc de se réconcilier avec son Histoire, de conforter l’unité nationale et de renforcer l’identité culturelle amazighe. C’est pour quoi cette question doit  concerner tous les  Marocains et non seulement nos compatriotes amazighes.

Par ailleurs, il convient de préciser que selon des statistiques très approximatives, 27% de la population marocaine est berbérophone. Cela veut dire que  presque 10 millions de Marocains parlent la langue amazighe (Tachelhit, Tamazight et Tarifit). Le nombre total des amazighes au Maroc serait de l’ordre de 15 millions de personnes, soit plus de 40% de la population marocaine.

Outre la fériérisation du Yennayer, les associations amazighes au Maroc ne cessent de militer, depuis 1960, pour la promotion de la culture et de la langue amazighes dans le cadre d’un projet global devant aboutir à une démocratisation culturelle au Maroc qui rompt avec l’exclusion et l’hégémonie de  la culture unique.

La langue, un symbole identitaire et un outil de promotion de la culture amazighe

Lors du défilé du 1er Mai 1994 organisé à la ville d’Errachidia (Sud-est du Maroc), sept militants actifs  au sein de l’association amazighe « Tilelli (Liberté)»  de Goulmima ont été arrêtés. Ils ont été accusés « d’avoir osé brandir des banderoles et scander des slogans » revendiquant l’introduction de la langue amazighe à l’école marocaine ainsi que sa constitutionnalisation. Cette arrestation inique et arbitraire a suscité l’indignation et la colère des militants amazighes au Maroc et ailleurs qui ont pu faire former  un large mouvement interne et externe de soutien en faveur  des 7  détenus. Presque 4 mois seulement après l’arrestation des 7 militants amazighs, Feu Hassan II a annoncé, lors de son discours du 20 Août 1994, l’introduction de la langue amazighe dans l’école marocaine. Les militants amazighs qui ont gagné une bataille devraient penser à mettre en œuvre une stratégie qui devrait leur permettre de gagner la guerre et arracher une réelle démocratisation culturelle du Maroc.

En octobre 2001, le gouvernement marocain a créé  l’IRCAM (Institut  Royal de  la Culture Amazighe). Plusieurs missions lui ont été assignées dont notamment la reconnaissance,  la promotion et la diffusion, sur  une grande  échelle, de  la langue  et de la culture amazighes. Concernant la promotion de la langue amazighe, l’enjeu était de taille : l’IRCAM devait réfléchir aux moyens et voies qui devraient lui permettre de réussir le passage de la tradition orale à l’écrit. C’est ainsi que le débat engagé depuis des années, entre les militants amazighes et les fervents défenseurs de l’identité arabo-musulmane du Maroc,   a été focalisé à partir de 2003, sur le choix de la graphie/alphabet pour l’enseignement de la langue amazighe dans l’école marocaine. L’IRCAM a été appelé à choisir entre les  3 options en concurrence  à savoir le Tifinagh, le Latin et l’Arabe. Après une période de réflexion et d’étude, l’IRCAM a opté pour le Tifinagh comme système de transcription (translittération)  de la langue amazighe. Bien qu’il soit techniquement très couteux, l’IRCAM a préféré le Tifinagh parce qu’il s’agit d’un choix  très signifiant. En effet, pour les militants amazighs, la langue amazighe  possède son propre alphabet : le Tifinagh, symbole de l’authenticité et de l’identité amazighes. Il faut préciser que si le  choix porté sur le Tifinagh a eu le mérite de mettre fin à « l’anarchie graphique » qui sévissait depuis longtemps, n’a pas pu clore définitivement le débat et mettre un terme à la polémique engagée autour de cette  question.

L’adoption de la graphie a permis au ministère marocain de l’Education Nationale de lancer, à partir de l’année scolaire 2003/2004,  l’enseignement, à titre expérimental, de la langue amazighe dans 317 écoles, au niveau de la première année du cycle primaire, à raison de 3 heures par semaines. La généralisation verticale et horizontale  de l’enseignement de la langue amazighe était prévue à l’horizon 2008. En 2005/2006, 2204 écoles ont été concernées par l’introduction de la langue amazighe.

Le 21 février 2005, 7 membres ont présenté leur démission collective du conseil d’administration de l’IRCAM en guise de protestation contre l’immobilisme et l’échec de cette institution officielle. Les démissionnaires ont estimé que l’IRCAM  a complètement échoué et n’a réalisé aucune des missions qui lui étaient assignées dont la reconnaissance de la langue et  de la culture amazighes. L’IRCAM aurait échoué dans la formation des enseignants, la production des  outils pédagogiques et notamment les manuels scolaires pour les élèves et les enseignants. En trois ans (2003-2006), l’IRCAM n’a pu produire que trois manuels d’enseignement. Ce maigre  bilan de l’IRCAM a eu comme résultat le report à une date, non encore arrêtée, de la date prévue pour la généralisation de

l’enseignement de la langue amazighe. En 2018, soit 10 ans après la date fixée auparavant pour la généralisation de l’enseignement de la langue amazighe, les militants amazighs doivent encore patienter et  continuer de  souhaiter que leur revendication puisse être satisfaite un jour, qui parait lointain.

Pour ces raisons et d’autres, l’IRCAM avait été  vivement critiqué pour sa léthargie et son immobilisme. Certains observateurs  avertis sont allés jusqu’à  annoncer, en 2016,  la disparition  imminente de l’IRCAM. Pour ces observateurs qui suivent de près la question amazighe, le fait que  le projet de la   Loi organique de 2016, relative   à la mise en œuvre  du caractère  officiel de la langue amazighe, n’ait pas mentionné l’IRCAM parmi les institutions devant accompagner le processus d’officialisation de la langue  amazighe est un signal fort par lequel le gouvernement marocain  aurait voulu signifier son intention, non encore dévoilée, de faire disparaitre l’IRCAM, une institution officielle créée par le gouvernement. Ainsi, l’Exécutif  marocain reste fidèle à son stratagème qui consiste à créer des coquilles vides  pour tuer dans l’œuf toute revendication que pourrait imposer un contexte politique déterminé,  mais qui serait en contradiction avec les orientations stratégiques de l’Etat marocain.

15 ans après  l’adoption du néo-Tifinagh (le Tifinagh-IRCAM), il parait que l’IRCAM s’est trompé d’adresse puisque ce choix s’est avéré, malheureusement,   complètement erroné et contre-productif. Un choix qui a eu des effets pervers qui ont porté préjudice au processus  de promotion de la langue amazighe. Certes, il y avait un enjeu majeur, celui de réussir le passage de l’oral à l’écrit. Mais, il y avait aussi un objectif primordial et prioritaire à savoir la vulgarisation, la généralisation et la promotion de la langue amazighe.  Le recours au Tifinagh-version IRCAM aurait bloqué ou au moins ralenti le rythme d’évolution du processus de promotion-vulgarisation de la langue amazighe. En imposant le Tifinagh,  l’IRCAM  oblige tous ceux qui souhaitent apprendre la langue amazighe  à consacrer un temps non négligeable à la maitrise de l’alphabet amazigh, alors que  le plus important n’était  pas de chercher  à trouver un alphabet propre à la langue amazighe, mais de pouvoir choisir  la graphie qui permet la généralisation de l’utilisation de cette langue dans un temps record. L’IRCAM  ne devrait pas ignorer que dans le Souss, le Rif, le Moyen et le Haut Atlas et même en Europe et ailleurs (au sein des familles berbérophones résidant à l’étranger), les jeunes amazighs ont pu apprendre leur langue, la langue de leurs ancêtres,   sans qu’ils aient besoin de maitriser, auparavant, le Tifinagh. L’IRCAM aurait dû recourir à une approche plus pragmatique et opter pour un choix plus judicieux. Un très grand nombre de nos concitoyens amazighs sont d’éloquents arabophones, francophones et anglophones  … Ce sont d’éminents intellectuels qui peuvent enrichir le patrimoine culturel marocain et réussir le processus d’échanges et d’interaction entre la culture arabe et amazighe. Ceux qui ont eu la chance de fréquenter l’école marocaine maitrisent parfaitement l’alphabet arabe, au moins. C’est pourquoi, il aurait dû être plus logique et plus judicieux que le choix de  l’IRCAM  ait été porté sur l’alphabet arabe, un dénominateur commun et un patrimoine appartenant à tous les Marocains. Le Latin  serait aussi un bon choix.  En optant pour son Tifinagh, l’IRCAM a fait un mauvais choix au moment où la logique militait en faveur  de l’adoption d’un élément «  fédérateur » qui inciterait tous les Marocains à adhérer au projet visant la généralisation de la langue et l’épanouissement du foyer culturel amazigh.

Évidemment, conformément à  la règle générale, une langue  doit être écrite en recourant à son propre alphabet. Néanmoins, cette règle que personne n’osera contester la pertinence et le  bien-fondé, ne doit pas empêcher la généralisation rapide d’une langue qui coexiste avec d’autres   au sein d’une même identité. C’est pourquoi, le Tifinagh-IRCAM a compliqué davantage la question de la généralisation de la langue amazighe. Selon certains intellectuels amazighs connus par leur objectivité,  l’IRCAM a commis une erreur  et aurait mis la promotion de la langue amazighe sur la voie de garage. A  ce sujet, il sied de souligner que des associations amazighes, qui ne cessent de tirer à boulets rouges sur l’IRCAM, estiment que l’alphabet latin serait le plus adéquat pour l’écriture de la langue amazighe. Enfin, il parait  que les plus éminents  auteurs, les  penseurs et les universitaires berbérophones ont tendance, jusqu’à présent, à ignorer le Tifinagh-IRCAM.

Par Ahmed Saber pour Maghreb Canada Express.

 

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