hammamJe m’appelle M’Barek, j’ai 17 ANS. Ni mon nom, ni mon arbre généalogique ne vous seront utiles. Je suis un simple jeune désœuvré, de la région de ZAGORA. Des poils épars commencent à peine à envahir mon menton. Je suis l’ainé d’une famille de six enfants. Mon père est décédé l’an dernier emporté par la tuberculose. Ma mère, s’adapte difficilement à son veuvage. Ses yeux ont perdu leur éclat, la femme s’est éteinte en elle .Elle se meurt à petit feu.

Notre douar, est une grande école de survie. Le souci majeur de tous les ménages c’est de trouver quoi se mettre sous les dents, le reste n’est qu’un détail. Les Hommes ont désertés ce hameau rustique et infécond, seules les femmes avec leurs progénitures y demeurent. Les ruelles sont constamment désertes. Des vieillards qui se comptent sur les bouts des doigts adossés au mur de pisé, les paupières closes, prenaient un bain de soleil. Des chiens faméliques, les langues pendues somnolaient sous l’ombre d’un vieil olivier.

 La seule école du Douar, restait en permanence fermée en raison de l’indisponibilité d’enseignants. Les parents n’étaient non plus motivés pour y envoyer leurs enfants. La primauté est à la survie au détriment du savoir. Les enfants contribuent au bien être de la famille. Ils participaient aux divers travaux de la paysannerie. Je maniai la pioche depuis longtemps. Le travail de la terre n’avait plus de secret pour moi. J’étais parmi les rares garçons à demeurer au Douar.

Mon cousin Mouha est venu pour la fête du sacrifice. Dans sa chaumière c’était la joie. Son épouse IZZA éclatait de bonheur, ses enfants habillés avec du neuf, s’exhibaient de manière ostentatoire devant le reste des enfants médusés. Le mouton acheté par Mouha était imposant. Il a fait des envieux parmi les habitants.

Ma mère dépitée, accueillait la fête du sacrifice dans l’indifférence. Mon oncle, malgré sa précarité nous offrait un jeune bouc pour l’immolation. Je me sentais inutile devant le désarroi de ma mère et la tristesse de mes petits frères et sœurs. La nuit était longue, je réfléchissais à notre situation désespérée. Au matin autour de la table basse, je demandais à ma mère d’étudier avec mon cousin Mouha la possibilité d’aller travailler avec lui.

– Mon fils tu es encore jeune pour le travail des hommes !

Je me sens capable d’exécuter tous les travaux d’ailleurs je m’occupe admirablement des terres, du labour et des moissons,

– Travailler en ville n’a rien à voir avec ce que tu fais ici. Là-bas tu dois te prendre en charge tout seul,

J’ai confiance en mon cousin Mouha, c’est quelqu’un de bien.

Demain je vais lui parler.

J’attendais demain avec un grand espoir. Toute la journée était consacrée à un délicieux et interminable rêve.

Ma mère revenait de chez mon cousin, le visage inexpressif comme d’habitude.

J’ai parlé à ton cousin il est d’accord pour t’emmener avec lui, mais il exige le sérieux et la rectitude, autrement il va t’expédier au Douar à la première bavure.

 Des émotions ambivalentes enflammaient mon corps et mon cœur, tel un étalon, chevauchant sans bride ni étrier. Une partie de mon rêve se réalisa. Mes frères et sœurs formaient un cercle autour de ma mère en train de préparer mon sac. Un silence âpre régnait.

Au petit matin, le bus essoufflé remontait avec peine la pente qui mène à la gare des Oulad Ziane. Etourdis par ce long périple, je déambule les escaliers derrière mon cousin. Une marée humaine dans un désordre chaotique se bousculait dans tout les sens. Mes yeux rivés sur mon cousin de peur de le perdre dans cet océan. Nous nous sommes extirpés de cette mélasse avec nos impedimenta.

Dehors un air frais nous caressait les visages. Mon cousin hua un triporteur pour nous ramener vers son chantier. La zone vie était située à l’entrée du chantier. Des baraquements destinés à héberger les ouvriers étaient faits de briques et de tôles. La porte était confectionnée de morceaux de bois. A l’intérieur, une forte odeur de béton, de sueur et de cuisine rendait l’air irrespirable.

Quatre ouvriers occupaient cette baraque. A l’entrée, le nécessaire de cuisine était disposé sur une table. Au fond, des lits surélevés sur des briques, des sacs et des ballots sont accrochés aux murs. La baraque était un vrai capharnaüm. Les ouvriers sont en majorité originaires de notre Douar. Le soir je me suis blotti dans un recoin, dans un inconfort indescriptible. A l’aube l’activité reprenait. Les toilettes étaient prises d’assaut. Les autres étaient aux aguets avec un rictus de douleurs mictionnelles. L’odeur chatoyante du thé à la menthe s’échappait des baraques, une faim insatiable brulait mon estomac.

Après un petit déjeuner frugal, mon cousin Mouha a mis sa tenue de ville. J’ai endossé mon sac et on a quitté le chantier à destination le centre-ville. Nous avons empruntés un bus d’une vétusté criante. J’étais comprimé dans une pâte humaine, l’odeur putride et suffocante des aisselles m’empoisonnait les poumons. Nous traversions des quartiers d’un luxe ostentatoire, d’autres d’une misère noire. Nous sommes expulsés du bus à l’arrêt par une vague humaine déchaînée. Nous marchions dans un boulevard d’une beauté et d’une richesse insultantes pour mon douar poussiéreux. Nous croisions des gens d’une délicatesse et d’une finesse remarquables. Les échoppes aux devantures alléchantes exhibaient une variété de produits dont je ne soupçonnais même pas l’existence. Des dames élégamment vêtue laissaient derrières elles l’odeur exaltante et voluptueuse de parfum.

Mouha s’arrêta devant un bain maure. Un homme ruisselant de sueur, une serviette défraichie couvrait son bassin, est venu à notre rencontre. C’était un proche de mon cousin originaire lui aussi de notre Douar. Nous pénétrâmes à l’intérieur.

Une vapeur dense envahissait la grande salle. Des baquettes en bois étaient installées pour recevoir des corps endoloris à la recherche de chaleur relaxante. Derrière le comptoir, un vieux Monsieur le chapelet à la main remuait ses lèvres dans un détachement complet de la réalité.  Dans un coin en retrait se sont réunis les GOMMEURS en majorité d’une couleur basanée.

– M’Barek, c’est là où tu vas travailler. Tu suivras à la lettre les recommandations de Madani, il s’occupera de toi comme son propre fils.

Madani répliqua : tu n’as rien à craindre, ici nous constituons une famille. J’ai connu ton défunt père c’était un homme brave.

Madani me remet un sachet en plastique.

Voilà c’est ton matériel de travail : un gant et une éponge mais tu as besoin de beaucoup de patience et de ténacité pour tenir dans cette fournaise. Je te souhaite de tout mon cœur réussite et bonheur mon petit.

J’étais ému devant tant de bonté et de générosité venant de ce colosse à la peau mat. Il inspirait confiance, ses paroles sont une interminable litanie de louanges à Dieu, une tâche sombre orne le milieu de son front signe de piété et de dévotion. Il avait tant de retenue et de modestie.

Je partageais une petite chambre à l’entrée du bain avec un collègue. Mon travail se résumait dans un premier temps au nettoyage et ramassage des sceaux. Ma journée commençait avant l’aube. Je devais inspecter le bain, m’assurer de la salubrité et la propreté des salles au nombre de trois, une chaude, une tiède et l’autre froide, ainsi que de la contenance du bassin d’eau chaude et de la chaleur diffuse par le sol. Mon collègue s’occupait du brasier au sous-sol. Je le voyais uniquement aux moments du repas et le soir, au coucher.

Les clients commençaient à venir au petit matin avec une cadence lente. Madani, était souvent le premier à se présenter. Il se mettait aussitôt au service des clients qui manifestaient le désir d’être fourbit. Chaque fois qu’un client demande le service d’un GOMMEUR, Madani me demandait d’assister à l’opération pour apprendre le métier. Sur le sol incandescent, des corps dans des postures impudiques et irrévérencieuses, se prélassaient avec indifférence. Dans les coins sombres, certains, le dos rond et face au mur se rasaient sans vergognes les aisselles et le pubis. Les frontières de la décence s’estompent dans ce milieu humide et délétère.

Au bout d’une semaine je me sentais capable d’exécuter les taches de GOMMAGE, SAVONNAGE ET ETIREMENT.  Madani me confia mon premier client. C’était un homme chétif, âgé et indolent. Je l’accompagnais jusqu’à la salle chaude. J’ai aspergé un espace d’eau bouillante et j’ai invité le vieux à se prélasser sur le sol chaud pour ramollir sa peau morte. Dans la salle tiède, je marquais un espace avec des sceaux pleins d’eau. Cet espace allait me servir de lieu d’ouvrage. Le vieux étendu sur le ventre, bras et jambes écartés s’abandonnait à mes mains peu expertes. Mon corps, perlé d’une nuée de gouttelettes, luisait sous la lumière fade d’une ampoule impuissante.

Le gant enfilé, je commençais le GOMMAGE de cette épave humaine. Ce corps que je polissais, aux contours irréguliers et dissonants, demeurait coi. Je m’attaquais d’abord au dos. Je frottais avec énergie et des squames en forme de filaments noirs se détachaient de cette peau ridée. Les jambes squelettiques et desséchées étaient aussi crasseuses que le reste du corps. J’avais le souffle coupé. Le vieux savourait insidieusement la mue. Le gommage terminé, je rinçais le vieux avec une flotte d’eau tiède, les joyeux, extraits de cette peau défraichie, sont charriés par le torrent qui s’engouffrait dans l’égout. Je suis sorti dehors, je me suis allongé sur un banc dans la grande salle d’accueil. Souffrant de dyspnée, je reprenais lentement mon souffle et mes esprits. Madani est venu s’enquérir de mon état.

– C’est dur M’Barek, mais tu vas t’habituer. Essai surtout de rafraichir ton corps dès que possible.

J’entendais à peine ses paroles. Une fois mes fonctions biologiques rétablies, je rejoignais mon client, qui à conserver sa position de moine. Je commençais à le savonner. Il me demandait de l’étirer, j’entendais ses os et ses articulations craquer sous la pression que j’exerçais sur lui. J’avais peur de lui causer une luxation. Le vieux commençait à faire des mouvements bizarres. Il frôlait intentionnellement mon bélier. J’ai deviné le dessein de ce vieux pervers, qui me souriait avec une gueule hideuse. J’ai vite mis un terme à cette fâcheuse expérience. Je me sentais souillé moi l’Homme naturel , imbu des valeurs ancestrales de pudeur et de décence. J’ai réprimé ma rage, ravalé ma colère. On m’avait prévenu de la déchéance et la perversité des villes, mais la subir aussi rapidement c’était choquant.

 J’ai pris ma place à côté des autres GOMMEURS, qui étaient curieux de savoir comment mon baptême s’est déroulé. Les poumons en feu, je répondais de manière évasive et absconse. Le vieux pervers titubant et fumant sortait du bain. Il me lançait un regard menaçant, le mien était rebutant. Le vieux se changea vite et me paya une gracieuse obole. Ma première expérience symbolisait une fracture entre l’HOMME PUR et celui corrompu par les incommodités de la vie citadine. En ce jour indélébile j’ai perdu mon innocence, ma virginité et surtout mon humanité.

Un mois s’est écoulé depuis que j’ai atterris dans ce temple du corps. Je suis devenu très demandé par les clients, qui appréciaient mes services. Le corps objet de mon travail, n’avait plus de secret pour moi. Je différenciais les peaux selon la couleur, la structure et la luisance. A chaque catégorie j’exerçais la pression idoine pour éviter l’irritation. Je rendais aux corps souillés leur splendeur et leur auréole. Les rides lézarderaient mes mains et les plantes de mes pieds, des ulcérations purulentes au niveau de mes orteils me faisaient souffrir surtout au contact avec des détergents. Mon corps pourrissait pour radouber les épaves humaines qui faisaient naufrage dans ce temple.

Mouha, est venu me rendre visite. Madani n’a pas cessé dans son discours fleuve à étaler mes aptitudes et ma rectitude. J’étais flatté devant tant d’éloges. Mouha, laissait apparaitre un air approbateur.  J’ai remis mes économies à mon cousin pour les faire parvenir à ma mère. Pour la première fois je me sentais UTILE. Un mois dans la fournaise et l’humidité à polir des peaux et nettoyer des coins sordides, pour enfin de compte récolter quelques billets crasseux.

Par Rachid Jalal, pour Maghreb Canada Express, Vol. XVIII, N°10 , pages 12-13, Octobre 2020.

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