Par Abderrafie Hamdi (Rabat, Maroc)

Depuis la signature, en octobre 2025, de l’accord de cessez-le-feu à Gaza, le monde retient son souffle. Les camions d’aide humanitaire entrent enfin, les premiers prisonniers sont libérés, les ruines reprennent un visage humain. Mais déjà, l’accord vacille : il manque quinze corps.

Lorsque le Hamas a remis aux médiateurs les dépouilles des Israéliens morts en captivité, il a précisé que quinze d’entre eux restaient introuvables — ensevelis sous des tonnes de gravats, là où même les vivants n’ont plus de chance d’être retrouvés. L’organisation a demandé l’aide d’équipes techniques et d’engins lourds pour les localiser. L’Égypte a dépêché du matériel et des experts. Le monde, soudain, s’est souvenu qu’il restait des corps sous les ruines.

Mais la disproportion est vertigineuse : quinze corps israéliens déclenchent un branle-bas diplomatique, tandis que plus de quinze mille Palestiniens — enfants, femmes, personnes âgées — reposent encore sous les décombres, sans nom, sans hommage, sans sépulture. Même morts, ils ne pèsent rien sur la scène internationale.

Ce n’est pas seulement une question de nombre, mais de valeur symbolique.

Dans le judaïsme, le corps est un réceptacle sacré : il doit être restitué à la terre, entier, reconnu. Dans le christianisme, il est promesse de résurrection. Dans l’islam, il est passage et retour : « D’Elle nous venons, à Elle nous retournons. » Trois traditions, trois façons de dire que la mort ne met pas fin à la dignité.

Mais à Gaza, la mort elle-même a perdu toute égalité

Un cadavre israélien vaut une négociation, un budget, un débat parlementaire. Un cadavre palestinien ne vaut pas une phrase dans un communiqué. C’est désormais une hiérarchie politique de la mort — où l’identité décide de la mémoire, et la puissance détermine qui mérite d’être enterré.

Benjamin Netanyahou n’a pas inventé cette logique, mais il l’exploite avec cynisme.

Sous pression interne il menace aujourd’hui de suspendre l’accord tant que ces quinze corps ne seront pas retrouvés. Il sait que le temps joue pour lui : 2026 s’annonce comme une année électorale majeure — élections palestiniennes, israéliennes, et renouvellement du Congrès américain. Gagner du temps, c’est déjà une victoire.

Pendant que les techniciens fouillent les ruines, le pouvoir fouille les sondages. La guerre devient un calendrier, et les morts, des instruments de mesure. Chaque dépouille retrouvée nourrit le récit du courage national ; chaque corps manquant permet d’entretenir la peur. C’est la politique du cadavre utile.

L’histoire n’en manque pas.

Quand Alexandre le Grand mourut à Babylone, ses généraux se disputèrent non son empire, mais sa dépouille : qui transporterait le corps détiendrait la légitimité.

Quand Napoléon revint de Sainte-Hélène, deux décennies après sa mort, sa translation devint un acte politique. Aujourd’hui, c’est la même tragédie, rejouée sur les ruines de Gaza. On ne choisit plus comment on meurt, mais à quelle vitesse le monde se souviendra de vous.

Dans les décombres de Gaza, la question n’est plus de savoir qui vit, mais qui mérite d’être enterré. Les uns auront des funérailles d’État, les autres des fosses communes. Et dans cet écart abyssal, c’est l’idée même d’humanité qui s’effondre.

By AEF