Par Majid Blal, Shrbrook, Canada.
Allal était un nom commun dans mon entourage mais quand on avait connu le « Allal », les autres n’existaient plus. Ils n’avaient même droit de citation. Ils avaient intérêt à choisir un diminutif, un sobriquet, un surnom… Ils ne pouvaient usurper le prénom du seul, de l’unique, du singulier !
Pour le jeune « Kid » que j’étais emmitouflé et grelottant dans ma Jellaba de laine de fils de fonctionnaire, entouré d’éternels supporters, en Djellaba de khizrane pour la plus part, des FAR ou de l’équipe nationale du Maroc, nous sentions le froid de la même manière et avec la même intensité.
La qualité des Djellabas ne protégeait ni contre le vent glacial d’Itzer, ni contre le frisquet des murs que nous collions comme des petits papillons colleraient une ampoule niaiseuse de 60 watts qui tenterait d’éclairer malgré sa colonisation par la cohorte de chiures de mouches. Nous avions notre source de chaleur, notre calorifère, le chauffage central du groupe : Un 6 ! Petit radio transistor Sharp de poche.
Le petit transistor était notre Hubble pour imaginer nos étoiles, notre loge dans les tribunes d’honneur, nos jumelles pour suivre les dribbles des artistes que nous imaginions en tornades filantes. Les commentateurs sportifs de l’autre coté des ondes pouvaient nous raconter n’importe quoi d’exceptionnel, on en redemandait.
Les commentateurs et journalistes sportifs étaient nos complices, nos mentors. Quand ils mentaient sur l’intensité d’un match, nous leurs faisions des éloges puisqu’ils nourrissaient notre besoin d’évasion et d’imaginaire. Ils pouvaient nous décrire un morne match en une bataille épique et c’était notre commande et notre souhait. La réalité et nous, c’était deux mondes qui ne cohabitaient pas dans le même espace ni dans le même esprit. Surtout l’espace et les dimensions non humaines des vols planés, acrobatiques, extraordinaires, périlleux et salvateurs des gardiens de buts qui nous médusaient.
Allal en était non seulement l’exemple incarné mais c’était notre super-héro qui en termes de voltiges et de protection de ses buts, inventait un modèle à reproduire pour les mômes qui manquaient de références contemporaines héroïques positives. Guerre perdue des vantards arabes en 67 face à Israël. Main mise de la police marocaine secrète sur les imaginaires des adultes. Les hommes se surveillaient, se dénonçaient et les enfants que nous étions apprenaient à ne jamais parler.
Heureusement, il y avait le petit transistor car chez nous dans les montagnes, point de relais pour les images de télévision. La lucarne comme espace d’évasion était incorporé à nos têtes et nous en étions les administrateurs. Nous en étions les réalisateurs, les scripteurs, les scénaristes, les imaginatifs, les coordonnateurs et en même temps, nous étions le public de nos propres créations. Allal donnerait bien des leçons à Superman l’américain sans kryptonite, ni slip par-dessus un collant…
Il y avait le transistor et il y avait pour ceux qui pouvaient lire les journaux de l’après matchs, Filali le caricaturiste nous émerveillait et les correspondants des pages sportives qui nous trouvaient de ces formulations donnant plus de chair à notre imagination «…Le premier suit le vent, le deuxième mord le gazon et d’un tir croisé, Bamous trompait le gardien Belge qui plongeait aux antipodes du ballon… » C’était presque en ces mots que le journal « L’Opinion » nous expliquait l’exploit du Capitaine des FAR contre le Standard de Liège pendant un tournoi de la Coupe du trône.
Peut être vous aussi, vous avez vu ce grand géant filiforme, toujours dressé sur ses la pointe des pieds comme un félin qui n’attendait que l’action belliqueuse de l’adversaire pour vaincre la gravité, l’apesanteur et les lois scientifiques. Allal contrôlait l’espace plus que les deux belligérants de la guerre froide. D’ailleurs pour les enfants que nous étions, l’union soviétique s’était inspiré d’Allal et du grand gardien russe Yachine pour envoyer Gagarine dans la stratosphère. La lune des américains ne pouvait être que les 18 mètres dont les gardiens surveillaient l’achalandage.
Vous me direz que les dates ne concordaient pas vu que la mission Vostok avec Youri Gagarine s’était déroulée en 1961 bien avant les exploits de Allal, moi je vous dirais que ce sont des raisonnements d’adultes qui ne comprennent rien à l’importance que donnent les enfants aux faits et non aux dates. Le factuel est d’abord imagination concrétisée par la foi en nos constructions mentales.
Que personne ne nous parle du sport comme « l’Opium des peuples ». Le peuple c’était des adultes qui n’écoutaient pas les matchs de foot agglutinés en grappe autour d’un petit transistor Sharp. Les adultes attendaient la nuit en chuchotant pour baisser le volume de la radio familiale afin d’écouter la BBC, la radio du Caire ou les discours subversifs et flamboyants de la Radio de « la révolution démocratique, populaire, Libyenne » ceci, sans éveiller les soupçons des voisins qui avaient une forte propension à la délation et au mouchardage.
L’opium du peuple, c’était la peur des grands et les enfants en étaient conscients au point de n’avoir de modèles adultes que dans nos imaginaires. Les footballeurs d’abord et les séries radiophoniques fantastiques ensuite : Saïf dou el yazal !
Je disais que peut être vous aussi, vous avez l’occasion et le bonheur de voir Allal sauter comme un félin pour arrêter d’une seule main le ballon qui se dirigeait vers l’angle 90 de sa cage de but. Vous l’avez certainement admiré quand il se projetait dans l’air au point de se confondre avec la barre transversale dans sa position horizontale. Peut-être que vous aussi, vous l’avez entrevu souriant dans l’espace, les genoux repliés et les bras tendus vers un ballon qui se rendait comme un lâche…
Les autres diraient qu’il y avait le grand Attouga le tunisien qui rivalisait à Allal le titre du champion africain, ils diraient que Yachine faisaient des pirouettes arrières, des vrilles, des triples Axel avant de retomber devant le ballon qui filait vers la ligne des buts.
Ils diraient qu’un certain Gordon Banks avait frustré le grand Pelé en 1970 et que sa notoriété dépassait celle de Allal. Je répondrais laconiquement en soulignant que la fin brutale de la carrière de Banks qui avait perdu un œil dans un accident, ne pouvait survenir que si les prières des enfants avaient été exaucées ou que les jeteurs de sorts du Sousse Marocain avaient délégué Chamharouch l’esprit maléfique pour stopper l’ascension de Banks le 22 octobre 1972.
En outre Allal n’avait pas ces terrains gazonnés et aussi confortables qu’un tapis sur lesquels les gardiens de l’Europe plongeaient comme dans une ouate contrairement aux terrains rugueux et poussiéreux où ce produit local avait appris à défier la gravité en aiguisant la technique de la tombée amortie.
Gardez vos statistiques et vos analyses bidon qui aspirent à rabaisser Allal au niveau des humains. C’est un sacrilège pour les certitudes d’un enfant. Dites lui adieu le grand, on te garde bien dans nos mémoires car quand il y avait le vide, tu remplissais nos têtes.