Malgré les productions littéraires très variées des auteurs maghrébins au Québec, on a toujours l’impression que cette littérature «de différence» trébuche encore, se débat dans ses ambigüités, ne sachant où aller ni ce qu’elle veut réellement dans un espace interculturel éclaté et en perpétuel devenir.

En tant qu’écriture migrante, la littérature maghrébine francophone est encore, malheureusement, victime d’un certain nombre de préjugés infondés véhiculés surtout par des entités idéologiques qui croyaient toujours, malgré le Manifeste Pour une littérature-monde de Michel Le Bris et et Jean Rouaud (2007), à la conception binaire et réductrice du centre et de périphérie.
Parmi ces préjugés à bannir, puisque la mentalité n’est plus la même et les choses ont beaucoup changé en cette ère d’instabilité et d’incertitude, on trouve ceux les plus résistants à la marche du temps : «littérature mineure», «littérature inclassable», «littérature périphérique», «catégorie en devenir», «littérature qui s’approprie la langue de l’autre pour exprimer son imaginaire« et le plus lamentable, «littérature à la recherche de son identité». Comme écriture migrante, errante et désorientée dans le temps et l’espace, cette littérature fut désignée aussi comme «littérature de la différence» lors d’un colloque organisé par le magazine vice versa à l’université Concordia en 1985. Pour ce collectif, les écritures migrantes ne sont réellement que la manifestation d’un nouveau paradigme, le paradigme transculturel. Ce dernier considère la différence immigrante selon un triple mouvement qui allait de :
-L’acculturation (le fait d’additionner une culture à une autre);
-La déculturation (on perd l’une ou l’autre);
-La transculturation (on transforme l’une ou l’autre).
Des inquiétudes persistaient encore puisque, pour la majorité des intéressés, cette classification, apparemment arbitraire, ne résout pas le problème de l’intérieur dont souffrent les écritures migrantes. Pour que les choses soient claires davantage, il fallait attendre le multiculturalisme initié par Charles Taylor et qui le conçoit comme « une politique de la reconnaissance », autrement dit, une valeur égale de différentes cultures en présence, pas seulement de les laisser survivre, rajoute Taylor, mais surtout de reconnaître leur mérite.
À la suite des accommodements raisonnables et le débat qu’il a suscité parmi les altérités ethniques, Taylor et Bouchard vont proposer-crise de perception exige- l’interculturalisme comme modèle novateur pour le Québec. Ce modèle politique encourage beaucoup plus l’appréhension de l’altérité, cette capacité de se mettre à la place de l’Autre dans un rapport intersubjectif susceptible d’atténuer les différences afin de les dépasser.
Au Québec, et malgré les recherches entamées dans ce sens et malgré les efforts déployés pour reconnaître cette littérature migrante (décentrement littéraire, institution littéraire), il y a encore une négligence, je dirai plutôt une certaine ignorance du potentiel symbolique de cette littérature (expression d’un imaginaire spécifique qui n’exclut en aucun cas les autres imaginaires en présence). Aborder toujours la même thématique relative à l’immigration (exil intérieur, dislocation familiale, appartenance, biculturalisme, exclusion, discrimination, etc.) et presque les mêmes techniques d’écriture (autobiographisme, romantisme noir, etc.) peuvent sembler parfois au lecteur québécois de souche plat et redondant. Il faut garder à l’esprit que le lecteur québécois est un lecteur très exigeant. Il a sa façon de lire, d’interpréter et il a aussi un horizon d’attente spécifique à combler. Et pour qu’il puisse dialoguer avec un texte maghrébin sans complication (surtout au niveau du code linguistique utilisé), il faut que l’écrivain maghrébin opte- pour élargir aussi son lectorat- pour un système de références susceptibles d’internationaliser les particularismes identitaires en les rendant plus perceptibles. Nous voilà donc devant l’une des responsabilités intrinsèques de l’écrivain migrant, pas seulement au Québec, mais dans l’espace francophone en général (Québec, Belgique, France, Suisse romande). L’écrivain migrant est un passeur culturel et sa raison d’être dans un espace interculturel en perpétuel devenir tient beaucoup plus à cette interaction permanente, d’être influencé et influençable. Car comme il y a un devoir de mémoire, un imaginaire spécifique dans toute création littéraire, il y a aussi, et inconsciemment, une mission ipso facto de médiation culturelle. La question qui s’impose à cet égard est de savoir comment pouvoir réconcilier et orchestrer ces deux préoccupations dans le même écrit, un écrit capable d’intéresser, de toucher et surtout de dialoguer avec les différents types de lecteurs. Nous sommes tout à fait convaincus, d’après notre modeste expérience comme écrivain francophone, que c’est cet équilibre harmonieux entre mémoire et médiation qui donne au texte sa valeur historique, durable et transgénérationnelle. S’en rajoute à ces deux préoccupations inévitables, celle de la langue, le français comme code du partage et de transmission des connaissances. Le texte est porteur de croyances, de mythes, de culture, de symboles et il faut éviter tant que possible, pour le rendre plus accessible, l’allégorisation de la langue à laquelle conduit prématurément toute minorisation.
Concrètement cette fois : comment faire sortir cette littérature dite de différence de l’impasse si étroite dans laquelle elle se trouve injustement coincée?
-Tenir compte des statuts du lecteur, des lecteurs qui ont des attentes spécifiques à combler ;
-Prendre en considération, pour éviter tout décalage probable, les profondes mutations qu’a connues la société québécoise ces dernières années;
-Participer en tant que québécois à part entière dans la fabrication de l’interculturel par des actions effectives individuelles ou collectives pour pouvoir le dynamiser et l’alimenter ;
-Opter, en tant qu’organisme, pour des pratiques concrètes de médiation culturelle pour promouvoir cette littérature en favorisant beaucoup plus le dialogue et le partage avec l’Autre ;
-Rôle des associations, des fondations et des regroupements culturels ;
-Rôle très important que peuvent jouer les maisons d’édition traditionnelles ou électroniques dans le recensement des œuvres issues de cette littérature ainsi que leur promotion et leur diffusion pour assurer une certaine visibilité à l’échelle internationale.

Par Mostafa Benfares (Professeur de littérature, écrivain et conférencier), Volume XII, N°11, page 20, Novembre 2014,Maghreb Canada Express.

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