Par Abderrafie Hamdi (Rabat, Maroc)
Il suffit parfois d’un simple rapport pour mettre le doigt sur une fracture silencieuse.
L’étude récemment publiée par le Centre marocain pour la citoyenneté sur le civisme au Maroc n’a rien de spectaculaire en apparence. Mais elle agit comme un révélateur. Non pas tant par ses données chiffrées que par ce qu’elle murmure à nos consciences : un malaise diffus, un désaccord discret entre nos valeurs proclamées et nos comportements quotidiens.
Le constat est sans appel
Vivre ensemble devient de plus en plus difficile. L’espace public, lieu supposé de rencontre et de respect mutuel, se transforme peu à peu en champ de tensions ordinaires. Bruits, incivilités, indifférence, violence symbolique ou réelle : tout semble participer à un climat de fatigue sociale, où la règle commune se délite.
Ce qui interroge, ce n’est pas tant la multiplication des gestes d’incivisme que leur banalisation. Comme si, peu à peu, l’anormal devenait acceptable. On ne respecte plus la file d’attente, on klaxonne à tout-va, on jette ses déchets en pleine rue, on insulte, on triche, on triche encore – et personne ne s’étonne plus.
Le civisme, loin d’être un supplément d’âme, est au fondement du pacte social. Il incarne cette idée que la liberté ne se vit pleinement qu’à travers la responsabilité. C’est la politesse envers l’inconnu, le soin apporté au bien collectif, la parole tenue, l’écoute de l’autre, même quand il est différent ou dérangeant.
Or, ce que révèle le rapport, au-delà des chiffres, c’est un effritement du lien civique. Et cet affaiblissement n’est pas le fruit du hasard. Il s’inscrit dans un contexte plus large : crise de confiance, discrédit des institutions, montée des inégalités, sentiment d’injustice. Quand l’exemplarité disparaît au sommet — de quelque institution qu’elle vienne , famille,commune ,administration,etc — comment espérer la discipline à la base ?
Loin d’être un simple problème de comportement, le déficit de civisme est donc un symptôme culturel. Il exprime une rupture du contrat symbolique qui lie le citoyen à la collectivité. Il dit un mal-être, une perte de sens, une désaffection vis-à-vis du commun.
Mais alors, par où commencer ?
Comment retisser ce lien invisible entre l’individu et la société, entre les droits revendiqués et les devoirs assumés ?
D’abord, en reconnaissant que le civisme ne relève pas de la morale individuelle, mais d’un cadre collectif. Il ne s’agit pas de juger les comportements à la loupe, mais de comprendre ce qui les produit, les alimente ou les tolère. Là où les institutions sont absentes ou inefficaces, là où la loi est perçue comme arbitraire, le repli égoïste devient une stratégie de survie.
L’école, naturellement, est le premier chantier. Mais pas n’importe quelle école. Il ne suffit pas d’introduire une heure d’«?éducation civique?» sur l’emploi du temps. Il faut une pédagogie du respect mutuel, de la coopération, de l’écoute. Il faut que l’enfant apprenne non pas seulement ce qu’il doit faire, mais pourquoi il doit le faire.
À Montréal, par exemple, des écoles expérimentent depuis plusieurs années une «?démocratie scolaire participative?», où les élèves cogèrent certains aspects de la vie de l’établissement : gestion des conflits, propreté des lieux, projets collectifs. Résultat : les jeunes y développent un vrai sens des responsabilités.
L’urbanisme est aussi un terrain de civisme. Quand une ville est pensée pour les voitures plus que pour les piétons, quand l’espace public est laid, sale, abandonné, il n’encourage ni le respect ni l’appropriation. À Copenhague, la transformation des quartiers en espaces conviviaux, esthétiques et partagés a entraîné une baisse notable des incivilités. Les citoyens prennent soin de ce qui les rassemble, pas de ce qu’on leur impose. Le civisme n’est pas un sacrifice : c’est un art de vivre
Enfin, l’exemplarité des élites est la pierre angulaire de tout renouveau civique. Quand ceux qui détiennent le pouvoir ou la richesse s’affranchissent des règles communes, ils creusent un fossé de défiance. Il n’y a pas de pédagogie du respect sans justice perçue.
Comme le disait l’ancien magistrat italien Piercamillo Davigo :
« Les citoyens ne sont pas meilleurs que leurs dirigeants. Mais ils ne sont pas pires non plus. »
Le civisme n’est ni une nostalgie, ni une utopie. C’est une exigence contemporaine.
Et la vraie modernité ne se mesure pas au débit d’internet, mais à la capacité d’un peuple à vivre ensemble sans se heurter.