C’était le Sherbrooke des années 80. Ambiance feutrée où n’existait pas encore ce    dédaigneux nouveau regard social qui cherche à ostraciser les uns, à estampiller une mise en garde sur la devanture frontale des autres et à descendre en flamme tout ce qui est associé à l’Islam.

C’était le climat tempéré où tu n’avais pas besoin de décliner ta religion ou tes croyances pour entamer une idylle. Bien sûr il y avait parfois des mots grossiers ou des méchancetés verbales quand un jaloux ou un amoureux éconduit perdait sa blonde au profit d’un immigrant ou que par ses qualifications, un étranger était préféré pour combler un emploi.
Quand on entendait par ricochet un gars furieux dire Les voleurs de femmes, on savait de suite que celle qui l’avait laissé tomber avait bien frétillé dans les bras d’un basané, d’un latino, d’un noir… d’un européen sentant encore les papiers de résidence permanente ou le visa étudiant. Quand un quidam se faisait éjecter de son emploi et se faisait remplacer par un nouvel arrivant, on entendait alors  » Les maudits criss d’importés volent nos femmes et nos jobs ». Nous étions jeunes et le monde nous appartenait car nous croyions que les frontières n’étaient pas indispensables pour le genre humain. Séduire était même valorisant et les immigrants avaient du succès avec les belles québécoises. Se dire qu’une belle fille a laissé quelqu’un d’établi pour un expatriant était le raccourci vers l’intégration et le boulevard vers la gloire.
Raison sociale: Chanteurs de la pomme.
En droit, une personne morale est une entité juridique abstraite, généralement un groupement, dotée d’une fonction et d’une utilité qu’on nomme la raison sociale
Les jeunes marocains étaient reconnus par leurs goûts raffinés, par leur élégance vestimentaire, leur tendance à fêter en toute occasion et même sans les occasions, puis par leur penchant baratineur. Il y avait d’une part les suffisants, pédants et désagréablement prétentieux qui étaient rentrés au pays  pour poursuivre l’achèvement des plans de carrière établis en famille sous le haut patronage du réseau de contact dans les milieux décisionnels, ou pour reprendre la gestion des affaires paternelles et, d’autre part, les plus enclins au vivre ensemble, à la mixité, comme moi, qui sont demeurés au Québec ou dans d’autres provinces du Canada parce qu’ils y voyaient une opportunité de se réaliser et de toutes les manières, n’ayant pas de plan B ni de pousseurs d’ascenseurs sociaux au Maroc. Aucune fortune ne nous attendait nulle part  sauf celles que chacun allait s’accomplir. C’est ce qui justifiait notre présence à Sherbrooke. Les études d’abord.
Dans tous les cas, ils étaient majoritairement de beaux parleurs qu’on asticotait parfois avec la jolie expression locale de » chanteurs de la pomme ».  Fougueux, jeunes, étudiants.
à force de butiner, on finit toujours par épouser la fleur qui sait vous attacher. À laquelle on s’attache. On paye toujours…
En 1988, ma nouvelle compagne commençait à enseigner et faisait ainsi comme débutante beaucoup des remplacements. Nous venions de prendre un énorme vieil appartement au deuxième étage d’un bloc sur la rue Aberdeen. C’était l’automne et nous en profitions pour laisser les fenêtres ouvertes pour aérer les lieux à longueur de journées et parfois de nuits. Puis un soir à la brunante, j’entendis les marches d’escalier grincer sous des pas vigoureux. Je me suis approché de la béante fenêtre et les voix de deux adolescents se sont élevées vers moi.
– Tu vas voir, elle est folle de moi, elle me sourit tout le temps et je vais me la faire…
– Tu es sûr! Nous ferons mieux de repartir. Laisse tomber
– Suis moi et ferme ta gueule, tu vas voir ce que tu vas voir
Ils frappent à la porte et je m’empresse d’ouvrir. Je suis torse nu et le gringalet que j’étais à trente ans est tout en musculature. Ne s’y attendant pas, les deux jeunes ont avalé leur langue pendant que leurs yeux écarquillés fixaient mes muscles bien apparents qui faisaient l’exhibitionniste sous ma peau.
– Bonsoir, Est-ce que Marlène est là? On est ses étudiants et on est passé dire bonjour…
Espiègle et bien confiant, je les invite à entrer ou à attendre que j’aille la chercher à l’intérieur mais ils n’avaient que le désir de s’esquiver, de s’évaporer, de se transformer en courant d’air de l’été indien. À cet instant charnière, ils ne pensaient qu’avec leurs jambes et elles commençaient à les démanger. Ils se sont excusés et ont balbutié quelques inepties pour justifier leur empressement à dévaler les escaliers sans attendre que Marlène…
Le lendemain, en plein cours à l’école Montcalm( niveau secondaire), le petit prétentieux s’adresse à ma compagne d’une voix insistante:
– Marlène ! C’est qui le gars avec le six pack aux abdominaux, chez toi… .
– C’est mon chum, pourquoi?
– Il est de quelle origine ton chum?
– Du Maroc, pourquoi?
Puis avec le ton malicieux de celui qui a débusqué le pot aux roses, il sermonne
– Tu dois les aimer les clémentines toé…!
Dénomination sociale: Clémentine. Candide, sensuelle et sympathique.
Comme rien n’est éternel, le temps et l’actualité ont fait leur œuvre. Ma blonde est devenue une Ex, mes pectoraux, un souvenir- ils se sont relâchés pour une retraite méritée- les dénominations sociales divertissantes ont muté et le regard social est devenu méfiant, suspicieux… accusateur.
Les questions identitaires ont phagocyté les rapports sociaux. Les religions et le conservatisme ont envahi les espaces publiques, le onze septembre a inauguré une autre ère et je me suis mis à vivre dans des cases et des tiroirs que d’autres m’assignent. Les perceptions ont pris le dessus sur la réalité des vécus.
On ne me demande plus le pays source ni la provenance géographique. On s’enquiert en premier lieu sur ma confession et mon rapport avec la religion musulmane. Et même quand des amis loyaux se permettent de braver et de s’afficher avec le porteur de marqueurs identitaires musulmans: prénom, origine, confession héritée ou adoptée dans ses rigueurs, ils se sentent parfois poussés par les bousculades des interrogations à expliquer aux autres que moi je suis  un bon. Pas comme les autres parce que je suis bien intégré, la preuve en est que je ne suis pas pratiquant. Que je ne peux qu’être un bon musulman vu que j’aime le vin et que je le proclame
Deuxième acte, rôle assigné: Goule propageant la peur
On en est venu à personnaliser le Goule al-ghoûl (féminin al-ghoûla), « l’ogre »). Cette créature monstrueuse du folklore arabe et perse. Selon  Edgar Alan Poe, la Goule se transforme en femme afin d’attirer ses victimes. Elle n’est cependant ni homme, ni femme, ni bête, ni humaine.
Ma nouvelle compagne et moi sommes conscients que les couples mixtes Maroco-québécois se sont disloqués à travers l’adversité et que nous sommes devenus presque une exception. Elle a pris ses propres dispositions pour fermer un œil quand ses amies l’interrogent sur ma perception de la femme voilée et de l’impact de la religion dans nos rapports intimes. Dans sa famille, elle joue à exceller dans la surdité volontaire quand on lui demande comment cela passe chez nous à la maison chaque fois que l’actualité regorge de sang et apporte son lot de tragédies barbares. J’ai aussi des amis qui ne m’envoient des messages que quand il y a une polémique sur l’islamisme ou le radicalisme comme si par une quelconque association, je suis concerné par ces sujets.
Pour le reste, je demeure comme les autres agrumes, un doute acide dans la structure du mépris que ressentent les victimes des politiques de la peur. Un élément douteux qui pourrait basculer à tout instant dans un extrémisme dénoncé. Je jette de temps en temps un œil au rétroviseur et je souris en y voyant les arbres sentant la bigarade. La dénomination sociale : clémentine.
Warning : Apocryphe!  Entité sous une permanente observation.

Par Majid Blal, Volume XII, N°12, page 4, Décembre 2014, Maghreb Canada Express.

LIRE LE NUMÉRO DE NOVEMBRE 2014 (PDF)

By AEF