Par BELHALOUMI Abdelrhani
Des milliers de livres, de chansons et mêmes des films sont actuellement interdits en France et dans le monde. La France a saisi les journaux qui évoquaient les actes de tortures et ceux en rapport avec la guerre d’Algérie (1954-62) sous le prétexte d’« atteinte au moral de l’armée ».
L’interdiction des livres « la Question d’Henri Alleg et La Gangrène de Bachir Boumaza », parus en 1958 aux Éditions de Minuit dénonçant la torture en Algérie. Des chansons ‘Quand un soldat’, de Francis Lemarque, chantée par Yves Montand en 1953, et ‘Au Printemps de quoi rêvais-tu ?’ en mai 1968.
En 1976, les négatifs du film L’Essayeuse de Serge Korber ont été saisis et brûlés pour « apologie du vice ». Les livres ‘Comment Salman Rushdie a leurré l’Occident’ du Sud-Africain Deedat en 1994 et en 2004 Gillo Pontecorvo, La Bataille d’Alger , ont été interdits, mais pas celui de Salman Rushdie.
Il y’a eu aussi les caricatures du radical Danois Kurt Westergaarden 2005, membre du parti d’extrême droite du prêtre SorenKrarup, ténor de ce parti. Il a réussi un coup d’éclat publicitaire maladroit visant à faire parler de son quotidien et à booster l’idéologie néo-nazie en Europe.
LES DEUX POIDS DE LA DÉMESURE
On a aussi eu droit à l’évocation de la déportation des musulmans dans un quotidien italien par un radical. Les néo-nazis, en ont-ils jamais dit autant ? Mais, le raciste VIP (au nom à consonance étrangère, se prenant pour le propriétaire de la France) jamais inquiété dans un pays où un enfant de 8 ans a été emmené au commissariat pour «apologie du terrorisme» à Nice, a même été accueilli avec les honneurs par une certaine presse.
Doit-on accepter tout ce bombardisme de haine qui vise les musulmans dans une Europe dépassée par les vandales de la libertés d’expression?
Et dans ce contexte, peut-on encore parler de liberté de médias en tant qu’extension de la liberté collective d’expression et fondement de la démocratie ? n’est-elle pas confisquée par un groupe de puissants et fortunés qui la contrôle, en rachetant de grands journaux et en pliant la vérité au gré de leurs intérêts ? Et la liberté de réflexion sur les questions historiques et l’indépendance de l’histoire qui est une conquête de la démocratie, où en est-elle ?
ET LA LIBERTÉ DE RÉFLEXION ?
Les historiens sont confrontés à l’existence de groupes dominés et ils ne peuvent ignorer que leur discipline a servi et sert très souvent de justification aux dominants. C’est pourquoi, des historiens soucieux de préserver la liberté et l’autonomie pour l’histoire et les historiens, de ne pas mettre leur discipline au service de causes qui peuvent leur échapper dénoncent les lois mémorielles depuis 2005 en France.
Des lois, pas toutes de même nature, mais porteuses d’une lecture non consensuelle de faits historiques, entravant au passage le travail des historiens et ayant eu des conséquences fâcheuses pour certains d’entre eux.
Ces lois qui n’ont ni le même contenu, ni les mêmes finalités, posent problème aux historiens, même si certains textes sont nés de bons sentiments, ils pèsent sur la liberté de réflexion. Pourquoi une loi doit-elle indiquer que les programmes scolaires et de recherche doivent accorder «la place qu’il mérite » à un évènement plutôt qu’à un autre , et sans demander aux enseignants de porter un jugement négatif ou positif sur ces faits ?. On ne doit pas pouvoir judiciariser ni faire de procès au nom de l’histoire non plus (témoignage aux procès Touvier ou Papon…).
HISTOIRE ET MÉMOIRE…
Toutes les lois mémorielles n’impliquent pas de retombées judiciaires, mais certaines y incitent. L’histoire ne s’écrit ni ne s’enseigne dans les tribunaux ou au Parlement. L’histoire n’est ni la propagande, ni la religion, ni la morale, ni la politique, ni la justice, ni la mémoire, ni la commémoration.
L’enseignement de l’histoire est fondamentalement un dépaysement et s’appuie sur les acquis de la recherche historique. L’histoire explique et tâche de faire comprendre et la mémoire juge, et c’est là toute la différence. Certains historiens ont tenté, sans illusion, d’abroger ces lois dites mémorielles qui représentent des enjeux électoraux importants. Ils ont demandé la réécriture de certains articles de ces lois. Certaines de ces lois créent de nouveaux droits ou de nouveaux délits, et remettent en cause les frontières entre histoire et mémoire.
– C’est le cas de la loi Gayssot (1990) contre le négationnisme. Loi qui réprime le déni du génocide des juifs. Pour les historiens Olivier Pétré-Grenouilleau, Madeleine Rebérioux et Pierre Vidal-Naquet,
cette loi présente le risque d’établir des vérités historiques.
VÉRITÉ D’ÉTAT
Dans un régime démocratique, il n’y a pas de vérité historique intangible. La loi Gayssot établit pour la première fois dans le droit français le délit de contestation de «vérité historique», et ceci pose problème. C’est une loi d’exception, et doit -elle rester exceptionnelle ?. Elle peut aisément être complétée. Puisqu’elle vise le négationnisme dans son article 9, il faudrait préciser qu’elle concerne tous ceux qui ont des desseins racistes.
Inutile de s’embrouiller avec les termes de «vérité historique». Ces historiens estiment qu’il n’y a pas de vérité d’État. La vérité historique est une notion extrêmement compliquée et les historiens ne sont pas tous d’accord sur la manière de la démontrer.
Certains pourraient répondre aux historiens que l’on prend le risque de voir les néo-nazis se mobiliser pour claironner, si on s’attaquait à la loi Gayssot. Or, il existe dans la loi de 1881 sur la liberté de la presse l’article 32, qui vise la diffamation raciale, l’article 33, sur l’injure raciale, l’article 24-6, sur la provocation à la haine raciale, et le 24-3, sur l’apologie de la haine raciale. Sans oublier l’article 1382 du Code civil, qui peut aussi être utilisé.
D’ailleurs, avant le vote de la loi Gayssot, ces lois ont permis la condamnation des principaux négationnistes: Paul Rassinier, Maurice Bardèche en 1954, Robert Faurisson par deux fois, en 1981 et en 1990. M. Faurisson a été déclaré coupable de «provocation publique à la discrimination, à la haine et à la violence à l’égard d’un groupe de personnes en raison de leur origine ou de leur appartenance à une ethnie, une nation, une race ou une religion déterminée».
En Autriche aussi, l’écrivain britannique David Irving a été emprisonné pour négationnisme.
La condamnation des génocides et des crimes contre l’humanité commis par les nazis est prévue par le droit français, articles 211-1 et 212-2 du Code pénal.
Ces crimes, pour une partie d’entre eux, sont devenus imprescriptibles depuis décembre 1964. Il en va de même pour l’esclavage: il y a intégration dans le droit français des conventions internationales de 1926 et 1956. L’arsenal juridique est là et il a fonctionné. Faut-il rajouter une loi spécifique qui, en même temps dit l’histoire?
-la loi Taubira (2001), reconnaissant la traite et l’esclavage comme des crimes contre l’humanité, permet aux associations de se porter parties civiles dans des procès pour discrimination, pour diffamation ou injure.
L’article premier de la loi Taubira limite le crime contre l’humanité à la seule traite transatlantique, ce qui est plutôt gênant! Et ce n’est pas conforme au titre de cette loi, «tendant à la reconnaissance de la traite négrière et de l’esclavage en tant que crime contre l’humanité». Cela voudrait dire que ne sont pas considérées comme crimes contre l’humanité les traites orientale et interafricaine, qui ne sont pourtant ni moins dommageables ni moins criminelles!
Mais, surtout, doit-on donner une place conséquente à la seule traite transatlantique, qui serait seule un crime contre l’humanité? La loi Taubira est également critiquée du fait de son invitation à « accorder à la traite négrière et à l’esclavage la place qu’ils méritent » dans les programmes scolaires, mais pas de place ni au génocide des musulmans de Bosnie ni aux tirailleurs musulmans, ni aux massacres des musulmans en Birmanie, ni à la destruction de l’Irak et de son patrimoine culturel par Bush en toute impunité.
Pour l’historien Olivier Pétré-Grenouilleau, la loi Taubira réduit à tort la traite négrière à une seule forme, la traite occidentale. Cette controverse provient sans doute de ce que, longtemps délaissée, la recherche sur la traite, l’esclavage et leur abolition est encore récente et inachevée. Ensuite, il a été mis en cause et assigné en justice. Pour lui, cela revient à introduire un jugement de valeur dans une discipline, l’histoire, qui est normalement tournée vers la compréhension et l’explication des phénomènes.
– la loi du 29 janvier 2001 reconnaissant le génocide arménien n’a qu’une fonction déclarative? Il s’agit de loi composée d’un seul article reconnaissant le génocide arménien de 1915. Cette loi n’a ainsi qu’une portée symbolique. Mais est-ce le rôle d’une loi de créer du symbolique ?
-de même que la loi La loi du 23 février 2005, votée sans passer par le contrôle du Conseil d’Etat. La loi a été adoptée sans que son contenu soit porté à la connaissance des citoyens. une loi, dont l’article 4 a été très contesté pour son ingérence dans l’histoire coloniale, faite par clientélisme pour certains milieux harkis et pieds-noirs, et faisant l’impasse sur le Code de l’indigénat ou le travail forcé.
La gauche ne s’était pas opposée au texte, lors des débats parlementaires un député communiste avait même fait l’éloge de « l’œuvre accomplie en des terres ingrates ». Dans ce cas, l’aspect normatif (*) de la loi s’est heurté à la liberté de l’historien, provoquant le « soulèvement » d’historiens ne se reconnaissent pas dans cette déformation de l’histoire. Cette loi fixe les droits des harkis.
L’article 4 (**) de cette loi parle du « rôle positif » de la colonisation et prescrit comment enseigner l’histoire de la colonisation, en insistant sur son bilan positif. Une loi qui exprime une conception valorisante de la présence de la France « outre-mer », présence à laquelle le terme de « colonisation » n’est même pas associé.
Cette loi met en cause directement les historiens puisqu’elle demande l’implication de l’histoire dans cette lecture positive de la présence coloniale notamment en Afrique du Nord. La mobilisation de quelques historiens a permis de porter à la connaissance de tous les enjeux de cette loi, la portée de la dérive idéologique dans laquelle elle s’inscrit, d’une histoire instrumentalisée pour les besoins des mémoires collectives. Une loi contraire à la neutralité scolaire et au respect de la liberté de pensée. Parce qu’en ne retenant que le «rôle positif» de la colonisation, elle impose un mensonge officiel sur des crimes, sur l’esclavage, sur le racisme hérité de ce passé. Sur des massacres allant parfois jusqu’au génocide, de Sétif (mai-juin 1945) à Madagascar (1947), d’Haiphong (1946) à la Côte-d’Ivoire (1949-1950 ou à Casablanca (1947), l’armée française a massacré des dizaines de milliers d’hommes et de femmes dont le seul tort était de revendiquer plus de liberté et de liberté d’expression.
La liberté d’expression ‘restreinte ’tout comme l’histoire sont le bien de tous les citoyens. Tout citoyen a le droit (le devoir) d’accéder à la vérité historique. L’historien doit pouvoir chercher librement, le professeur d’histoire enseigner librement, à l’abri de toute pression. Que le politique intervienne sur les questions du passé ou ce qui touche à la mémoire est normal, mais sans franchir la ligne rouge et ce en se mêlant de la recherche et de l’enseignement de l’histoire.
Notes
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(*) Dans son rapport annuel 2005, le Conseil d’Etat indique que «la loi est faite pour prescrire, interdire, sanctionner… La loi doit donc être normative»
(**) le 2e alinéa a été abrogé par décret du 15 février 2006).
Source : Maghreb Canada express, N°142, pages 8-9, Avril 2015.