La victoire du « Leave » (51,9 %) sur le « Remain » (48,1 %), a sonné, au matin de ce 24 juin, comme le prélude à une catastrophe géopolitique et économique retentissante. Mais, une fois l’effet de surprise passé, le temps de l’action est vite venu car les pires scénarios de l’après Brexit, sont déjà en œuvre. La dislocation de l’empire britannique est en marche en Ecosse. Les places financières comme les institutions et la diplomatie européennes sont mises sous haute tension.

Cette secousse qui ouvre devant le Royaume britannique et l’Union Européenne une période de tension et d’incertitude, ne se limite pas à la zone UE ou à ses sphères de décision et de pouvoir. Les milliers de migrants qui campent dans la « Jungle de Calais », qui errent dans les parcs parisiens ou dorment sous les ponts de la Seine, ne pouvaient échapper à son onde de choc ou y rester indifférents.

Cette victoire du Brexit les touche en effet directement. Elle est l’aboutissement d’une campagne référendaire féroce et sans concession, animée par l’esprit de revanche et la recherche de la rupture, focalisée, outre le thème de la souveraineté, sur la question de l’immigration. Les mouvements populistes, extrémistes et xénophobes qui ont fait de l’hostilité aux immigrés un fonds de commerce politique et électoral en sont les grands vainqueurs. Ils se sont voulus, en défendant le Bréxit, l’expression du « rejet par le peuple britannique des élites mondialisées » et les défenseurs de la souveraineté et de l’indépendance du pays. Mais, la lutte contre l’Immigré et l’Etranger constitue leur vrai cheval de bataille.

L’ancien maire de Londres Boris Johnson, membre du Conservative Party, a très bien compris tout l’intérêt qu’il pouvait tirer du soutien du « Leave » en faisant de la question de « la concurrence des travailleurs européens sur les salaires et les emplois des Britanniques » l’un des arguments de sa campagne pour le Bréxit.  Le leader du parti extrémiste, europhobe et anti-immigration, UKIP (United Kingdom Independence Party), Nigel Farage, s’est acharné à agiter le spectre des « masses d’hommes jeunes venus d’Afrique et du Proche-Orient se pressant aux frontières de l’Union européenne ». L’islamophobie a trouvé dans la question de l’entrée des Turcs dans l’espace européen sans visa, un thème tout trouvé.

Cette posture extrémiste a créé dans le pays un climat de tension exacerbée. L’assassinat, le 16 juin, de la députée travailliste pro-européenne, Jo Cox, par un extrémiste de droite (Thomas Mair), porte la trace de cette tension. Il apparaît comme une réponse à la tribune que la députée a publiée dans le Yorkshire Post, dans laquelle elle expliquait, arguments à l’appui, que le Brexit n’était pas « une réponse aux inquiétudes sur l’immigration ». Son appel au gouvernement de David Cameron à accueillir des enfants réfugiés et son intention de présenter au Parlement un rapport sur l’islamophobie (réalisé avec le groupe Tell Mama) inquiétaient au plus haut point ses détracteurs. Cette étude montrait que les attaques contre les musulmans ont augmenté de 80% au Royaume-Uni en 2015 (selon le Guardian).

La victoire du Brexit est sans conteste une défaite politique personnelle du Premier ministre britannique, David Cameron. Son choix d’un référendum sur le maintien ou la sortie du Royaume Uni de l’UE semble avoir été d’abord dicté par les besoins d’une stratégie politique, ayant pour finalité la maitrise des élections de 2015 et la volonté de gêner la montée du parti Ukip, sorti gagnant des élections européennes de 2014, avec 27,5 % des voix.

Cette stratégie a fonctionné dans la mesure où le parti conservateur a obtenu la majorité absolue à la Chambre des communes avec 331 sièges contre 232 pour les travaillistes.

Mais la carte du référendum agitée par le Premier ministre britannique avait une autre fonction : peser sur la politique et les orientations de l’UE. C’est dans cette perspective que le gouvernement britannique avait présenté, le15 novembre 2015, une liste d’exigences au président du Conseil européen, Donald Tusk. Les négociations entamées dans le cadre du Conseil européen des 18 et 19 février 2016 ont, en effet, abouti à un accord favorable à Londres. Il devait être appliqué dans le cas d’un résultat du référendum favorable au maintien du Royaume-Uni dans l’Union européenne.

S’agissant de l’Immigration et de la libre circulation des Européens, David Cameron avait obtenu de « pouvoir limiter certaines aides sociales pour les nouveaux migrants issus de l’UE selon une clause de sauvegarde de sept ans et une échelle graduelle ». Les autres avantages obtenus concernaient la monnaie, la libre circulation des capitaux et la souveraineté.

C’est sur ces questions que David Cameron comptait capitaliser en jouant la carte du référendum. Mais, c’est sans compter sur la pugnacité et la capacité de nuisance des partis populistes qui, profitant des divisions internes au parti conservateur impliquant Boris Johnson, l’ancien maire de Londres et Michael Gove, Ministre de la Justice, ont su placer la question migratoire au centre des débats et de la campagne référendaire.

Outre l’immigration clandestine, cheval de bataille des extrémistes, l’immigration d’origine européenne s’est imposée comme enjeu majeur du débat. Ce qui était en cause se sont les 330.000 citoyens européens présents sur le sol britannique. David Cameron avait assuré qu’il réduirait ce chiffre (de 2015) à 100.000 par an et ainsi limiter les effets de cette immigration devenue objet de polémique.

Selon l’Institut Eurostat, parmi les pays qui ont accueilli le plus de migrants en 2013, le Royaume-Uni vient, avec 526 000 personnes, en deuxième position juste après l’Allemagne (692 700) et devant la France (332 600), l’Italie (307 500) et l’Espagne (280 800). 39% des demandes d’asile déposées en 2014 au Royaume-Uni ont reçu une réponse favorable. 22% pour la France, soit 17% de moins.

En effet. Dès 2004 le Royaume-Uni, à l’instar de la Suède, avait permis l’accès à son marché du travail aux ressortissants de plusieurs pays de l’UE. C’est ainsi qu’en moins de dix ans près de 1,7 million d’Européens, Polonais, Bulgares et Roumains et en provenance de Chypre et de Malte sont venus s’installer sur le sol britannique. Pour cela, ils n’avaient besoin ni de permis de travail ni de carte de résidence. Cette présence massive et étrangère bien qu’européenne, a suscité d’importantes répercussions économiques et sociales en particulier dans le domaine de la santé, de l’emploi et des salaires. Elle s’est traduite, surtout auprès des catégories les plus précarisées de la population britannique, par des réactions d’hostilité et de rejet. C’est sur ce terreau que les petits partis populistes et extrémistes vont prospérer. La poussée du parti Ukip lors des élections européennes de 2014 en est une des manifestations politiques.

La perception de ce même problème par certains partisans du maintien dans l’UE est autre. C’est le cas chez le nouveau maire de Londres, le travailliste Sadiq Khan. Opposé au « leave » il s’est attaché à mettre plutôt en relief les côtés positifs de l’immigration qui, estime-t-il, aurait représenté « un gain de plus de 25 milliards d’euros entre 2001 et 2011 ». Autrement dit, « l’immigration européenne rapporterait plus d’argent au Royaume-Uni qu’elle ne lui en coûterait ». Cette hypothèse est confortée par une étude réalisée par l’University college qui stipule que « les immigrés récents, c’est-à-dire ceux qui sont arrivés depuis 2000, sont moins enclins à recevoir des aides sociales et à vivre dans des logements sociaux que les ressortissants nationaux » (déclaration citée par L’Express), alors que « les Britanniques auraient coûté plus de 700 milliards d’euros à l’Etat. Bien plus que ce qu’ils n’auraient rapporté en impôts » (selon The Guardian).

La victoire du Brexit change la donne. Désormais le gouvernement britannique est en droit d’exiger des citoyens européens de produire un visa d’entrée sur le territoire britannique. Les 300.000 Français travaillant outre-Manche seront les premiers concernés par ce type de mesures restrictives.

De ce côté de la Manche, la victoire du Brexit impose de nouvelles approches notamment en matière de coopération franco-britannique dans le domaine de l’immigration. Ce qui est en jeu c’est le sort qui sera réservé aux différents accords signés entre les deux pays en grande partie pour gérer la présence des milliers de migrants installés à Calais et qui ne pensent qu’à une seule chose : traverser la Manche.

En effet, la question migratoire représente un point d’achoppement entre Paris et Londres. L’échange d’accusations entre les deux capitales à propos de la gestion de la situation juridique et humaine de ces migrants est monnaie courante. Les milieux politiques et la presse britannique accusent régulièrement la France de « ne pas prendre ses responsabilités » en matière de lutte contre l’immigration clandestine qui s’est fortement développée côté français, aux abords de l’entrée du tunnel sous la Manche et de la zone portuaire de Calais. La réplique des autorités françaises se veut également explicite. Le président de la région Nord-Pas-de-Calais-Picardie, accuse même le Royaume de « se livrer à du dumping social pur et simple ». Les deux capitales se renvoient constamment la balle quant à la situation des milliers de migrants installés dans des camps de fortune, plus connu sous le nom générique de « jungle de Calais ».

Ces camps ont vu le nombre de leurs occupants grossir après la fermeture du Centre de Sangatte en 2002 et sous l’effet de la crise migratoire des années 2010. Selon certains chiffres, le camp principal abritait, en octobre 2015, sur une zone de 7,5 hectares, plus de 6 000 migrants. Après le démantèlement de ce camp, fin février 2016, ce chiffre est ramené à 1 500 migrants en provenance d’Afghanistan, du Darfour, de Syrie, d’Irak et d’Érythrée. Ces migrants, qui vivent dans des « conditions sanitaires très préoccupantes » (Médecins sans frontières), tentent inlassablement, au prix de leur vie, d’entrer au Royaume-Uni soit par ferries, depuis le port de Calais, ou par les camions et les trains empruntant le tunnel sous la Manche.

Le président François Hollande, anticipant sur le Brexit, avait déclaré, lors du 34e sommet franco-britannique qui s’était tenu en mars 2016, à Amiens, qu’une « sortie de la zone euro ne remettrait pas en cause les relations historiques et amicales » des deux pays, mais, poursuivait-il, elle aurait « des conséquences sur la manière française de gérer les migrations ». Son ministre de l’Economie, Emmanuel Macron, avait précisé, dans un entretien accordé au Financial Times, qu’en cas de Brexit, la France « ne retiendrait plus les migrants à Calais ».

Ces déclarations, au-delà du fait qu’elles constituent une ingérence à peine déguisée dans la campagne référendaire britannique, sont une remise en cause du traité du Touquet de 2003 qui précise les axes de la coopération franco-britannique dans le domaine de la lutte contre l’immigration clandestine. Cette collaboration a fait l’objet de rencontres et d’accords bilatéraux visant le renforcement de la coopération entre les services de justice, de police et de renseignement de Londres et de Paris en matière « de lutte contre l’immigration irrégulière et les réseaux de passeurs ». Le Ministre de l’Intérieur Bernard Cazeneuve a rappelé, lors de sa rencontre avec son homologue britannique Theresa May, quelques-uns des bons résultats de cette collaboration en soulignant que plus de 26 filières de passeurs avaient été démantelées à Calais depuis le début de l’année 2015, contre 14 en 2014.

La contribution du Royaume Uni à cet effort s’est traduite notamment par l’augmentation du nombre de policiers britanniques dans la zone de Calais et par une aide financière de 45 millions d’euros. Ces efforts apparaissent néanmoins bien insuffisants au regard de l’ampleur du phénomène.

Le Royaume-Uni s’apprête donc à quitter l’Union européenne. Le Brexit étant irrévocable. Le Premier ministre David Cameron qui a joué à la roulette russe, et a perdu, démissionnera dans quelques mois. En principe, c’est l’article 50 du traité sur l’Union européenne (TUE) qui est censé régler les modalités de la séparation. Les deux pays voisins auront à décider des centaines d’accords signés et à négocier de nouveaux modes de collaboration. Si les experts se disent incapables aujourd’hui de mesurer l’ampleur de la catastrophe provoquée par le Brexit dans le domaine économique, financier et politique, leur incertitude est d’autant plus grande lorsqu’il agit de prévoir comment et dans quel sens seront révisés les accords qui définissent la politique migratoire des deux côtés de la Manche. Dans cette attente les migrants de Calais et d’ailleurs peuvent toujours rêver de cieux plus cléments.

Par Dr. Mohammed MRAIZIKA, Docteur en Histoire (Ecoles des Hautes Etudes en Sciences Sociales- Paris); Diplômé en Philosophie Morale et Politique (Sorbonne IV); Diplômé en Sciences de l’Information et de la Communication (Jussieu); Chercheur en Sciences Sociales; Consultant en Ingénierie Culturelle; Conférencier. Auteur / Directeur du CIIRI-Paris / Président d’Almohagir

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