C’est devenu une tradition incontournable, chaque période apporte son lot de «nouvelles terminologies», le vocabulaire des québécois s’enrichit chaque année. Après les termes : kirpan, accommodement, ostentatoire, niqab, charte des valeurs, test des valeurs…etc., un nouveau est venu développer davantage notre thésaurus, et j’ai nommé : l’appropriation culturelle.
Je pense qu’il y a quelqu’un, quelque part, qui joue avec le dictionnaire, il l’ouvre, les yeux bandés, il pointe son doigt sur une page au hasard et là…s’il trouve un mot un peu bizarre, il le met sur la place publique, comme la dernière trouvaille, l’appropriation culturelle, et ce, afin de déchainer les passions et les querelles byzantines, susciter des débats souvent émotifs et polarisés du fait non seulement des grands enjeux soulevés – propriété intellectuelle, liberté d’expression, vivre-ensemble – mais également de malentendus et de méconnaissance du phénomène. D’ailleurs, plusieurs définitions peuvent en être proposées, mais la plupart se rejoignent sur la notion d’une utilisation et transformation d’éléments (récits, symboles, concepts, savoirs…) d’une culture marginalisée par une culture dominante.
(Néo) Police des moeurs
Avec cette nouvelle tendance de police des mœurs, les réseaux sociaux sont un bon moyen d’apprendre un tas de choses sur ce qu’il faut faire et ce qu’il ne faut pas. Et c’est peut-être grâce à Twitter ou Facebook, au cœur d’un scandale que vous avez entendu parler d’appropriation culturelle pour la première fois. Qu’est-ce que c’est, l’appropriation culturelle? Et pourquoi est-ce si mal vu?
Cependant, les emprunts, les métissages et les échanges culturels sont des phénomènes universels qui ont marqué l’histoire de l’humanité et lui ont permis de multiples avancées. Il semble donc important, pour d’autres personnes, de poursuivre ces échanges entre les cultures, ainsi que de préserver leur liberté de création. Certains craignent en effet un basculement du côté de la censure et un repli sur elles-mêmes de certaines communautés, censure et repli qui seraient nuisibles à la créativité et à la possibilité de s’inspirer de patrimoines que d’aucuns jugent appartenir à l’humanité dans son ensemble et non à des groupes culturels en particulier. Nées aux États-Unis dans les années 1980, c’est surtout depuis une dizaine d’années que les controverses liées à la question de l’appropriation culturelle ont commencé à éclater dans la sphère publique québécoise. Dans quelle mesure ces débats prennent-ils une saveur particulière au Québec du fait de sa propre histoire et de ses propres défis identitaires?
L’annulation des spectacles SL?V et Kanata.
Au début du mois de juillet 2018, le spectacle SL?V, élaboré autour de chants d’esclaves afro-américains par Betty Bonifassi et Robert Lepage et présenté dans le cadre du Festival international de jazz de Montréal, avait semé la controverse pendant une dizaine de jours avant d’être finalement annulé par l’organisation. Quelques jours après, des manifestations avaient eu lieu face au Théâtre du Nouveau Monde, où le public pouvait aller voir cette « odyssée théâtrale à travers les chants d’esclaves » jusqu’au 14 juillet.
Ainsi, la troupe de SL?V est majoritairement de couleur blanche alors qu’elle joue sur l’héritage de la communauté afro-américaine. Seules deux personnes du casting sont noires. Le chanteur américain Moses Sumney a annulé sa venue au festival le 3 juillet pour montrer son désaccord avec le spectacle.
SL?V était au cœur d’une controverse, alors que de nombreuses voix se sont élevées contre la présentation du spectacle qui représente, estiment-elles, une appropriation raciste de la culture noire.
À la fin du mois de juillet 2018, Le spectacle Kanata, de Robert Lepage et Ariane Mnouchkine, est annulé. Kanata entendait présenter une relecture de l’histoire du Canada à travers les rapports entre les Blancs et les Autochtones. L’absence de comédiens issus des communautés autochtones avait créé une controverse autour du spectacle.
Malgré les demandes d’artistes autochtones (notamment avec une lettre ouverte publiée dans Le Devoir) et une rencontre entre 35 personnalités autochtones, Ariane Mnouchkine et Robert Lepage à Montréal, les deux metteurs en scène avaient refusé tout changement.
Ghislain Picard, chef de L’Assemblée des Premières Nations Québec-Labrador (APNQL), tenait à rappeler que les nations elles-mêmes sont les seules gardiennes de leurs cultures, de leurs langues et de leurs traditions. L’APNQL, à partir de ce principe, respecte et soutient la responsabilité des Premières Nations de décider des meilleurs véhicules pour faire valoir leurs spécificités.
« Les thèmes abordés par Kanata sont autant de blessures encore très vives chez beaucoup de membres des Premières Nations. Ce n’est pas uniquement de notre passé dont il est question, mais aussi de notre présent qui demeure très souffrant pour beaucoup. La sensibilité est à fleur de peau. Tous, et en particulier les femmes et hommes de théâtre impliqués, doivent le réaliser et surtout en tenir compte face aux réactions soulevées », ajoute Ghislain Picard.
Selon Philip S. S. Howard, professeur à l’Université McGill : « Si l’intention est d’honorer l’histoire de l’autre, de rendre hommage (précisément à propos de SL?V), et que l’autre te dit “Non, ça n’honore pas mon histoire”, c’est le signal, il me semble, qu’il faut écouter. Pas s’ancrer dans sa position. »
Qu’est-ce que l’appropriation culturelle ?
On parle d’appropriation culturelle lorsqu’une culture dite dominante emprunte les aspects de la culture d’un autre groupe dit dominé en les sortant de leur contexte pour son propre intérêt. C’est la définition la plus basique, la plus simple.
Mais pour aller plus loin et pour surtout, ne pas confondre avec l’échange culturelle, l’appropriation culturelle sous-entend une dynamique de pouvoir. Amandla Stenberg, actrice et activiste disait à ce propos: que serait l’Amérique si nous aimions les Noirs comme nous aimons la culture noire?
D’où vient le concept d’appropriation culturelle ?
Le concept émerge à la fin du XXe siècle aux États-Unis, dans la foulée de la critique postcoloniale. Le Danois Kenneth Coutts-Smith greffe d’abord en 1976 l’idée marxiste d’appropriation de classe à ce qu’il nomme le colonialisme culturel, selon Oxford Reference, dans son livre Some General Observations on the Concept of Cultural Colonialism.
Le terme « appropriation culturelle » fraie ensuite dans les universités américaines. Il décrit la saisie, l’adoption inappropriée et l’absence de reconnaissance lors de l’utilisation de coutumes, de pratiques, d’idées, etc. d’un peuple par des membres d’une autre communauté, typiquement plus dominante. Des notions d’exploitation, de colonisation, mais aussi de propriété intellectuelle le sous-tendent.
L’importation de cette sensibilité au Québec s’est remarquée il y a quelques années seulement ; c’est autour du mouvement Idle No More (2013) qu’elle est devenue récurrente. Elle a été beaucoup portée ici par le militantisme et les voix autochtones. Un militantisme moins développé du côté francophone, les communautés autochtones se retrouvant plus souvent autour de la langue anglaise, voire de l’espagnol.
Le concept d’appropriation culturelle est maintenant étudié dans les universités, souvent par le truchement des cultural studies. Le sociologue Joseph Yvon Thériault croit que « la force des universités américaines dans le monde fait que leurs concepts, élaborés à partir de la situation américaine, tendent à vouloir s’imposer dans des contextes qui ne sont pas les leurs. Un contexte permet de comprendre ce qui se passe en un lieu particulier ; et quelque chose se perd lorsqu’on le transporte, car on ne transporte pas les rapports sociaux », croit le professeur à l’UQAM.
Les raisons pour lesquelles l’appropriation culturelle est mal vue.
Quand ‘’l’appropriateur’’ emprunte la culture, il ne le fait dans les règles de l’art. Il emprunte surtout les stéréotypes qui vont avec. Pour mieux vous faire comprendre, prenons pour exemple le spectacle de Katy Perry. Elle voulait rendre hommage à la culture japonaise pour sa performance de « Unconditionnally ». Mais tout ce qu’elle a fait, c’est accentuer le stéréotype sur les asiatiques en chantant l’amour éternel mais en jouant l’image d’un objet sexuel passif et soumis d’une femme asiatique. Alors que les asiatiques souffrent de harcèlement sexuel, de rencontres qui tournent au vinaigre à cause de cette image de femme passive et soumise qu’on leur donne.
L’appropriation culturelle banalise la violence historique.
L’appropriation culturelle adopte la culture d’un peuple qui continue à être stigmatisé.
L’appropriation culturelle permet à certaines personnes d’être récompensées pour des choses dont les créateurs n’ont jamais eu de crédit.
L’appropriation culturelle, c’est du profit au détriment du peuple dont on s’approprie les éléments.
Peut-on faire de l’appropriation culturelle sans s’en rendre compte ?
Selon Mme Roots, écrivaine et activiste afro-féministe, cela arrive. Il y a plusieurs degrés de l’appropriation culturelle. En France, nous sommes élevés dans un pays occidental avec un passé colonial, ce qui explique certaines considérations coloniales à l’égard de certaines cultures ou pays. Ces mêmes considérations sous-entendent qu’il existe des sous-cultures : se déguiser en “indien” pour imiter les peuples amérindiens décimés; en “africain” ou “zoulou” pour imiter un stéréotype raciste de tout un continent, en “chinois”, etc.; induit que des traits culturels sont bons à être caricaturés pour le divertissement ou le commerce (mode, graphisme, etc.).
L’appropriation culturelle est donc déshumanisante. Maintenant, la question est : que fait une personne lorsqu’on fait en sorte qu’elle s’en rende compte ? Fait-elle le choix de le perpétrer en connaissance de cause ou d’y remédier ?
Quelle est la différence entre l’appropriation culturelle et l’appréciation culturelle ?
Les deux dépendent du contexte dans lequel elles s’effectuent. Porter un hijab ou mettre un bindi (marque portée sur le front par la plupart des hindous.) dans un pays où c’est une norme, c’est respecter la culture du pays en question. On ne mime pas pour soi ou par divertissement, mais bien par respect pour autrui dans le pays d’accueil. L’appréciation culturelle implique et reconnaît les communautés concernées là où l’appropriation culturelle les nie et s’effectue dans une logique coloniale (i.e. les communautés caricaturées sont le plus souvent les peuples ex-colonisés ou discriminés, etc.).
L’appropriation culturelle n’est pas un échange culturel.
L’appropriation culturelle dérive de l’impérialisme, du capitalisme, de l’oppression et de l’assimilation. L’impérialisme crée et maintient une relation culturellement, économiquement et parfois territorialement inégale basée sur la domination et la subordination. L’impérialisme est possible par la subordination de groupes de personnes et leur dépossession de tout ce qui a de la valeur, détenu par ces personnes colonisées. Dans le cadre de l’appropriation culturelle, la ressource en question est la culture dont les personnes sont dépossédées. Les personnes de couleur. Les objets et traditions des cultures marginalisées sont vues par la culture dominante comme exotiques, tendance, désirables et profitables. Dans le processus d’assimilation (exigence de la culture dominante pour intégrer les marginaux (on n’intègre jamais les marginalisés en fin de compte, on exige qu’ils les changent)), les communautés marginalisées perdent leurs marqueurs culturels et sont fondues dans la culture dominante. Ce processus est exacerbé quand ces marqueurs sont appropriés par la culture dominante, encore plus violemment quand cela est fait d’une manière à tourner ces marqueurs en ridicules. Il est naïf de croire en un échange mutuel dans de telles relations de pouvoir. Quand la culture dominante accède aux marqueurs culturels de la culture marginalisée, il n’y a plus de marqueurs de culture « marginale », cette culture est gobée par la culture dominante. Cette même culture dominante à laquelle on pousse les personnes issues de cultures marginalisées à s’assimiler. La culture marginale est vendable, elle a un intérêt commercial, elle est un outil marketing, elle est capitalisée, et pas au profit des personnes qui en sont issues. Où est l’échange ?
Appropriation ou métissage culturel ?
Le problème majeur réside dans la fragilité de la ligne de démarcation entre appropriation positive (appréciation) et appropriation « négative ». S’il est nécessaire de conjuguer l’emprunt des codes d’une culture avec une connaissance profonde de son patrimoine historique, on peut aussi imaginer quelles seraient les conséquences d’une dénonciation systématique de leur emploi par tel ou tel groupe socio-culturel. Le Jazz ou le Hip-Hop serait alors l’apanage des peuples noirs, le Rai des maghrébins, et la variété française celui des franco-français. Un paradigme raciste, qui nous priverait surtout d’un potentiel créatif énorme. Depuis l’histoire de l’humanité, la création artistique a évolué au rythme du métissage des inspirations, donnant naissance au Jazz manouche, au Kezomba, ou l’Électro-Chaabi. La culture est un flot nourri en permanence d’influences extérieures, lui donner le statut « d’intouchable » réservée à une certaine catégorie de personnes, la tuerait par essence.
D’autre part, « criminaliser » cette rencontre revient à renier son potentiel d’hommage et de valorisation. A l’instar de l’artiste londonienne Hannah Habibi qui change l’image des femmes musulmanes dans la société à travers ses œuvres décalées et ludiques. On peut donc s’interroger du bien-fondé de l’annulation d’une exposition destinée au Kimono au Musée des Beaux-arts de Boston, ou de celle d’un cours de yoga à l’université d’Ottawa.
Le rôle de la culture n’est-il pas de lever les barrières au lieu de dresser des murs, dans le combat pour l’égalité des droits ?
Références :
Le blog de missafrica : blogdemissafrica.com; lesglorieuses.fr; griaac.uqam.ca;, lemonde.fr; kulturiste.net; Catherine Lalonde (le Devoir).
Par Nasser Bensefia pour Maghreb Canada Express,, pages 4-5, Vol. XVII, N°1 et 02 , Janvier-Février 2019.