Camus nous a quitté il y a soixante ans; Quoi de plus naturel que de lui rendre hommage, pour son grand talent d’écrivain, mais aussi pour son engagement pour la liberté dans tous les domaines. « Si je ne puis arriver à dire très simplement des choses que je sais, que nous savons, être évidentes et vraies, le reste est inutile », écrivait-il à son ami Nicola Chiaromonte en novembre 1958.
Pour l’écrivain, né en 1913 et appartenant à une génération confrontée aux guerres, à l’oppression concentrationnaire et aux totalitarismes, le service de la vérité et celui de la liberté sont, selon ses propres termes, les deux charges qui font la grandeur de son métier d’écrivain.
La fin du Rêve algérien
Singulier signe du destin, Camus s’en va quelques jours avant que l’Algérie n’entre avec la semaine des barricades du même mois de janvier 1960, dans un cycle de terreur qu’il avait annoncé et désespérément tenté d’interrompre.
Les pieds noirs se révoltent contre l’armée française, les attentats et les massacres se succèdent, OAS contre FLN, musulmans contre européens. C’est bientôt la fin de son rêve algérien, naïf, égalitaire, fraternel, et utopique. Cette Algérie qui explique l’homme qu’il est devenu et où pour lui tout a commencé quarante-six ans plutôt.
Comme la terre entière, le roman qui m’a marqué et m’a accompagné toute ma vie est sans aucun doute « L’Etranger ». Alice Kaplan dans son livre « En quête de l’Etranger », se demande : « Comment un jeune homme, qui n’a pas encore trente ans, a-t-il pu écrire dans un hôtel miteux de Montmartre un chef-d’œuvre qui, des décennies après, continue à captiver des millions de lecteurs ? Alice Kaplan raconte cette histoire d’une réussite inattendue d’un auteur désœuvré, gravement malade, en temps d’occupation ennemie. « J’ai bien vu à la façon dont je l’écrivais qu’il était tout tracé en moi. » Le lecteur repère les premiers signes annonciateurs du roman dans les carnets et la correspondance de Camus, traverse les années de son élaboration progressive, observe d’abord l’écrivain au travail, puis les mots sur la page, accompagne l’auteur mois après mois, comme par-dessus son épaule, pour entendre l’histoire du roman de son point de vue.
Le pire qui fut écrit sur les pieds noirs
Quand j’étais au lycée, je devais rendre une dissertation sur « L’Etranger » de Camus, je me demandais, comment un homme (Meursault dans le roman), peut-il tirer sur quelqu’un juste parce qu’il a reçu un coup de soleil. Plus tard, j’ai compris que c’était plus profond que ça. Et pour moi, « L’Etranger », est le pire livre qu’on ait pu écrire sur les pieds noirs.
Camus voulait changer la vie, et non le monde dont il faisait sa divinité. Et comme l’a bien analysé le philosophe Raphaël Enthoven : « Ce n’est pas par lâcheté, ni par indifférence que Camus s’abstient de communier dans l’amour universel et répugne aux ferveurs collectives, mais par une folie d’équité ».
Un écrivain du peuple
À ceux qui cherchent un sens à la vie, Camus répond qu’on ne sort pas du ciel qui nous contient. À ceux qui se désolent de l’absurde, Camus raconte que le monde est beau et que cela suffit à remplir le cœur d’un homme. À ceux qui souhaitent la tyrannie parce que l’Homme n’est pas à la hauteur du bien qu’on lui veut, Camus dit qu’il faut aimer les hommes avant les idées. Aux partisans de la haine, il décrit la gratitude. Aux indignés et aux sectateurs d’un « autre monde possible » qui s’endorment, sereins, sur l’oreiller des contestations incontestables, Camus enseigne que la véritable exigence est le contraire de la radicalité.
Sa solitude n’est jamais celle du misanthrope. Son combat n’est pas celui du révolutionnaire. À l’inverse de ceux dont le goût de l’absolu s’épanouit dans l’inefficacité pratique, les héros de Camus baissent rarement les bras dans une bataille qu’ils savent sinon perdue d’avance, du moins toujours à recommencer. Car enfin, c’est dans la révolte elle-même que Camus cherche «l’intransigeance exténuante de la mesure», c’est par elle qu’il veut empêcher que le monde ne se défasse, et c’est au nom du courage qu’il se méfie des enragés. Albert Camus soigne le désespoir par le sentiment qu’il n’est pas nécessaire d’espérer pour entreprendre ; c’est le seul homme normal que je connaisse. »
Ce que j’aimais chez Camus, c’est d’abord le fait que ce soit un écrivain qui vient du peuple, Il n’a jamais renoncé à une exigence littéraire mais il refusait l’hermétisme des idées et d’un langage qui ne serait pas accessible au peuple. Camus a toujours eu le souci de rester fidèle à ses origines, à son milieu très pauvre et il a travaillé à partir du langage pour délivrer un message au monde: ne jamais se résigner à l’ordre des choses telles qu’elles sont mais en même temps ne pas sombrer dans l’illusion d’un idéalisme vain. Camus part de la réalité telle qu’elle est, il voulait changer la vie mais non le monde. C’est un beau message à une époque où nous sommes revenus de grandes utopies qui se sont révélées catastrophiques pour le monde et où nous avons besoin d’un espoir, d’une énergie, d’une volonté de vivre pour transformer, améliorer la vie des gens.
Au sujet de La Peste
Dans son roman « La Peste », Camus dénonce toutes les menaces qui peuvent peser sur une société et de tous les risques de pourrissement de l’intérieur d’une société. Et face à cela, la solution c’est l’action, c’est agir et être ensemble pour agir. C’est un message qu’on peut appliquer à beaucoup de situations et de menaces politiques réelles d’aujourd’hui. Celui qui a le plus de pouvoir a le devoir de faire le plus, et la possibilité de faire le plus, mais, en même temps, il faut agir pas à pas et il n’est pas nécessaire d’espérer pour entreprendre. Même dans un monde absurde, on peut agir. Le seul sens d’un monde absurde finalement c’est l’action.
Refuser de mentir et résister à l’oppression
Ce que j’appréciais aussi chez Camus, c’est son engagement sans faille en tant qu’écrivain pour défendre la liberté. Dans son discours du prix Nobel, il revient sur le mythe de l’écrivain solitaire, dans sa tour d’ivoire, au-dessus des hommes tel un albatros. « L’art n’est pas un moyen à mes yeux une réjouissance solitaire. Il est un moyen d’émouvoir le plus grand nombre d’hommes en leur offrant une image privilégiée des souffrances et des joies communes. Il oblige donc l’artiste à ne pas s’isoler; il le soumet à la vérité la plus humble et la plus universelle. »
Puis, il insiste sur l’engagement de l’écrivain: « Par définition, il ne peut se mettre aujourd’hui au service de ceux qui font l’histoire: il est au service de ceux qui la subissent. » Avant de rajouter: « Quelles que soient nos infirmités personnelles, la noblesse de notre métier s’enracinera toujours dans deux engagements difficiles à maintenir — le refus de mentir sur ce que l’on sait et la résistance à l’oppression. »
Enfin, il conclut en résumant : « Du même coup, après avoir dit la noblesse du métier d’écrire, j’aurais remis l’écrivain à sa vraie place, n’ayant d’autres titres que ceux qu’il partage avec ses compagnons de lutte, vulnérable mais entêté, injuste et passionné de justice, construisant son œuvre sans honte ni orgueil à la vue de tous, toujours partagé entre la douleur et la beauté, et voué enfin à tirer de son être double les créations qu’il essaie obstinément d’édifier dans le mouvement destructeur de l’histoire. »
Par Mustapha Bouhaddar pour Maghreb Canada Express, page 13, Vol. XVIII, N°01-02 , Janvier-Février 2020.