Par Brahim Labari (Sociologue et politiste, Directeur de la revue internationale Esprit critique, Université d’Agadir, Maroc)
La marche verte de 1975 reste dans l’histoire politique du Maroc le révélateur par excellence d’une épopée nationale pérenne. Le discours de son lancement est foncièrement fondateur car inédit et pourrait même servir de référence dans les relations internationales. IL est tout aussi d’essence messianique par la réactualisation de l’un des fondements de la religion musulmane à savoir le pacte d’allégeance, la Bay’a.
Situer l’événement
Le Sahara fait partie intégrante du territoire national. Le pacte d’allégeance qui unissait les tribus sahraouies au Maroc n’a été altéré que par le protectorat espagnol. En conséquence, la rétrocession de ces territoires au Maroc est une nécessité historique. Saisie pour dire le droit, la Cour Internationale de Justice (C.I.J) de la Haye l’a clairement souligné :
- La C.I.J. soutient que le Sahara Occidental lors de sa colonisation n’est pas terra nullius.
- La C.I.J. a précisé qu’il existe des liens d’allégeance entre le Maroc et son Sahara.
Toutes ces raisons ont amené Feu Sa Majesté le Roi Hassan II à annoncer l’organisation d’une marche populaire et pacifique destinée à retrouver son Sahara : « Il ne nous reste plus qu’à réintégrer notre Sahara dont les portes nous ont été ouvertes légalement. Le monde entier a reconnu que le Sahara était en notre possession depuis très longtemps. Le monde entier a reconnu qu’il existait des liens entre le Maroc et le Sahara qui n’ont été altérés que par le colonisateur1 ».
Dès la connaissance de l’appel royal, des milliers de volontaires se sont rués dans les bureaux d’inscription pour participer à la marche. Plusieurs observateurs étrangers ont été sensibles à la ferveur patriotique et au grand élan national qui s’est réalisé en réponse à l’appel royal : « Il faut avoir vu ces hommes, un exemplaire du Coran brandi dans la main droite, un drapeau tenu dans l’autre, la couverture roulée en travers de la poitrine, à l’épaule un couffin, une musette ou un baluchon mal ficelé ; ces femmes, la tête et le cou ceint (…) Il faut avoir vu dans leurs yeux et perçu dans les hurlements l’implacable résolution (…) Tandis que monte dans les esprits et dans les cœurs, la fièvre des conquêtes.2 »
A cette aune, la marche verte est un événement politique qui revêt une importance capitale. Elle puise son sens, à la fois, en ce qu’elle était une opération de mobilisation visant à récupérer son Sahara et en ce qu’elle pouvait être assimilée au génie royal garant de l’intégrité du territoire et représentant suprême du pays.
La Marche verte au carrefour de plusieurs registres de légitimation
Pour lancer la marche verte, Feu Sa Majesté le Roi Hassan II a mis en évidence son fondement légal dans le cadre juridique musulman, et par là son caractère religieux. Dans sa justification même, c’est l’argument de l’existence d’un pacte d’allégeance entre le Maroc et son Sahara qui a été mis en avant : « L’allégeance, dans le droit musulman, même si elle a revêtu différentes formes, n’a pas toujours été une allégeance qui lie uniquement l’individu à l’Amir al-mouminine mais ce que représentait cet individu, les groupements, les tribus et les régions auxquelles ils s’apparentaient ».
En conséquence, « nous devons honorer nos engagements. (…) Il est devenu pour nous
impératif, inéluctable et même un devoir religieux, et nos Ouléma sont là pour émettre une
consultation, en tant que serviteur de ce pays, de cette nation et en notre qualité d’Amir al-mouminine, liés que nous sommes par l’acte d’allégeance, d’honorer nos responsabilités et
d’aller rejoindre notre peuple du Sahara ».
En mettant l’accent sur le pacte d’allégeance et sur le devoir religieux qui incombe à chaque Marocain d’aller rejoindre ses frères sahraouis, l’opération de mobilisation peut être assimilée à une sorte de Djihad. La singularité du Djihad dans ce contexte, c’est qu’il a été validé par le droit international : « Si nous devions attendre de l’arrêt de la Cour Internationale de Justice qu’il nous offre sur un plateau les preuves de nos droits relatifs à la terre, cela aura été pure illusion ».
Le caractère de cette mobilisation peut encore s’expliquer par le fait que les volontaires n’étaient pas armés. Ils ne brandissaient que des exemplaires du Saint Coran, des drapeaux marocains et des portraits du Roi.
Si ce discours a sensibilisé l’ensemble des Marocains, il s’est accompagné aussi de l’utilisation de deux registres de légitimation, intrinsèque et contractuel.
Le registre de la légitimité intrinsèque
Ce registre se déploie sous une forme triangulaire Islam-Patrie-Roi. Le Roi faisait appel à sa juste vision : «c’est là une marche d’une minutieuse organisation que nous préparons depuis deux mois durant lesquels nous supportions seul le lourd fardeau (…) Pendant toute cette période, Nous étions chaque matin et chaque nuit, tiraillé entre la certitude et le doute. Deux mois durant lesquels Nous nous demandions si Nous étions en droit d’engager notre cher peuple à accomplir une action qui pourrait être de nature à lui porter un quelconque préjudice».
En lançant la Marche verte, Feu Sa Majesté le Roi accomplissait le devoir fondamental de l’Imam car, descendant du prophète, sa responsabilité est de réunir sous sa bannière le Dar al Islam. L’allégeance historique des Sahraouis envers ses ancêtres est un fort argument procédural.
La référence à l’histoire nationale et le devoir de la libération du pays sont aussi mis en avant. Ainsi, si Feu Sa Majesté Mohamed V est le libérateur du pays, Feu Sa Majesté Hassan II est, quant à lui, le réunificateur de la nation.
La mobilisation populaire a érigé la Marche verte en une épopée nationale digne d’être transmise et d’être pérennisée. C’est pourquoi un texte a été rajouté au serment d’allégeance du trône appelé le serment d’Al Massira (Marche) : « Je jure par Dieu le Tout puissant de rester fidèle à l’esprit de la Marche verte, combattant pour l’unité de ma patrie du Détroit au Sahara. Je jure par Dieu le Très Haut et Tout puissant, d’enseigner ce serment à ma famille et à ma descendance, et d’en faire une profession de foi. Dieu le Tout puissant est témoin de la sincérité de mes sentiments et de mes intentions.3 »
Le lancement de la Marche verte peut aisément se comprendre comme une intercession en faveur des Marocains pour le Salut céleste : « Qui donc peut ouvrir le feu sur 350 000 personnes désarmées lisant le message sacré d’Allah, s’en protégeant et s’armant de son esprit et des enseignements qu’il recèle ».
La mobilisation populaire à l’occasion de la Marche verte passe aussi par le patriotisme de toute la population : « Ayant cherché dans notre histoire et fouillé dans les annales de l’histoire mondiale, nous n’avons pu trouver trace d’une épopée de la dimension de celle que tu es appelé à vivre ou d’une marche d’une telle envergure déjà entreprise dans le tiers-monde. (…) Et nous ne voudrions pas, cher peuple, que dans ce domaine, tu puisses être devancé par quiconque ».
L’évocation du patriotisme des Marocains à travers l’histoire a été aussi souligné à juste titre :
« Si les Marocains d’aujourd’hui sont semblables à ceux dont Nous avons entendu parler ou que Nous avons côtoyés, un couple d’heures ne saurait nous effrayer (…) Par conséquent, cher peuple, cette Marche imprimera en lettre d’or une nouvelle page de gloire de ton histoire… ».
Le registre de la légitimité contractuelle
Si la Marche verte a conforté cette qualité d’intercesseur entre Dieu et la communauté musulmane, elle revêt aussi un autre sens plus significatif dans la mesure où l’on peut l’assimiler à la validité de la procédure d’allégeance (Bay’a). C’est une Bay’a différente de celles que connaît le Maroc périodiquement en ce sens qu’elle est tacite et directe (sans que les Ouléma, ni les chefs de tribus ne soient intermédiaires). Les Marocains, en répondant à l’appel royal ont accompli un geste d’obéissance à leur Imam. Même les Ouléma et les chefs de tribu ont renouvelé leur allégeance au souverain en encadrant les populations. A cet égard le ministre des Habous et des Affaires Islamiques d’alors a été explicite dans la note qu’il a adressée aux « Nadirs » (fonctionnaires) de son département dans les différentes provinces :
« Nul doute que vous avez saisi l’importance que Sa Majesté le Roi Amir Al-Mouminine accorde à la réussite de la grande Marche populaire vers nos territoires spoliés…) Il est du devoir de tous les hommes de la prédication et de la direction spirituelle de contribuer par leur savoir, à la stimulation de l’enthousiasme de citoyens et à la consolidation de leur foi en le soutien d’Allah qui a dit dans son livre sacré : « Ô Croyants, si vous faites triompher la Cause de Dieu, il vous fera triompher et raffermir vos pas4».
En fixant lui-même le nombre des participants à cette Marche (350 000) représentant de la société marocaine dans son ensemble, hommes et femmes, Feu Sa Majesté le Roi Hassan II voulait associer l’ensemble de la nation marocaine dans cette démarche. Il a donné en détails le chiffre des volontaires et le pourcentage de femmes que chaque province est appelée à mobiliser.
La communauté marocaine à l’étranger, faute de ne pouvoir participer physiquement à la Marche, peut témoigner de son allégeance par une autre technique utilisée dans la culture islamique, à savoir la souscription. Cette technique est très employée dans la construction et l’entretien des mosquées, lieu de culte.
Il est vrai que l’invocation du Divin dans le cadre des souscriptions à la construction d’une mosquée ou dans le cadre d’une mobilisation comme la Marche verte5 implique une grande adhésion populaire.
Mais si la souscription veut dire faire don d’argent, la Marche verte signifie faire don de soi- même. Et c’est bien là, la caractéristique de la mobilisation populaire, affronter la mort et le danger : « Si les Espagnols veulent ouvrir le feu sur 350 000 personnes qu’ils en assument la responsabilité. (…) Si d’autres que les espagnols nous barraient le chemin, le Maroc passerait outre tout esprit de pacifisme et de conciliation ».
« La symbiose qui a de tout temps existé entre toi et le trône qui, dans son action, s’est inspiré maintes fois de tes prises de position, tout comme tu t’es inspiré des attitudes de tes souverains… »
La singularité de cette Bay’a réside aussi dans l’importance des moyens de communication mobilisés (radio, télévision, presse écrite…) qui ont permis à la population de prendre connaissance des appels et directives de leur Imam. Il va sans dire que cette opération a donné des indications sur l’efficacité de l’État et sur la stabilité du système politique marocain. La collecte des dons (nourriture, boisson…), l’organisation des moyens de transports, l’accueil des volontaires dans les bureaux d’inscription attestaient de l’efficacité de l’État dans la gestion de la logistique nécessaire à cette mobilisation générale : « C’est là une opération que seul peut soutenir un pays dont la gloire est de tradition et l’organisation une vertu séculaire ».
La Marche verte a donc bel et bien été au carrefour de plusieurs registres de légitimation.
Les effets de la Marche verte
- Sur le plan national
Devant la mobilisation populaire qu’a suscité l’appel royal du 16 octobre 1975, tous les partis politiques se sont rangés derrière cette mobilisation. La campagne diplomatique menée par le Maroc pour expliquer le bien-fondé du processus de décolonisation de son Sahara a été associée aux chefs des partis politiques, tels que M’hamed Bouceta pour l’Istiqlal et Abderrahim Bouabid pour l’Union Socialiste des Forces Populaires. L’hommage à l’œuvre Royale a été unanime : « L’analyse de cet événement nous paraît comme une œuvre de génie par sa conception, sa réalisation et ses effets. Le mérite en revient à son auguste auteur, Sa Majesté Hassan II.6 », « J’assurai Sa Majesté que connaissant le patriotisme des militants et responsables du Parti du Progrès et du Socialisme, il ne devrait faire aucun doute que la direction du parti n’hésiterait pas une fraction de seconde à se proclamer entièrement mobilisée pour la réussite de la marche verte, dès lors qu’il allait s’agir d’une forme de lutte populaire et collective par excellence, motivée par des objectifs patriotiques et absolument légitimes.7»
Pendant les mois d’octobre et de novembre 1975, l’ensemble de la presse soulignait quelques conclusions du succès de la marche verte : il y eut une unanimité quasi totale sur la réussite de la Marche verte qui s’est accompagnée des hommages à la vision juste de Feu Sa Majesté le Roi Hassan II.
Certains journaux de gauche, Al-Bayane du PPS et Al-Mouharir de l’USFP ont donné à la Marche une dimension vertueuse : « Cette marche populaire montre l’adhésion du parti de la classe ouvrière à cette manifestation nationale (…). La solidarité de l’internationalisme prolétarien se manifeste de manière explicite de la part des partis communistes et ouvriers.8 »
Parallèlement se développe la chanson patriotique qui chante le Sahara retrouvé :
« Nous marchons de ce pas de la paix
Allah, le prophète et le Coran avec nous
Et Lâayoune sont mes yeux
Saquiet el Hamra est à moi
Et El Ouad est mien, Ô mon Seigneur9 »
- La Marche verte et l’étranger
La Marche verte fut incontestablement une réussite diplomatique en ce sens que plusieurs pays arabes et musulmans ont assisté le Maroc dans son organisation. Les monarchies frères ont envoyé des délégations de volontaires pour participer à cette marche « libératrice ».
Dans son numéro spécial du 4 novembre 1975, la revue Lamalif a fait état de la contribution de la majorité des pays arabes et musulmans à la marche verte. Il s’agit de la Jordanie, la Palestine, l’Arabie Saoudite, les Émirats Arabes Unis, l’Émirat de Qatar, le Sultanat d’Oman, la République arabe du Yémen, l’Égypte, le Koweït, l’Irak, le Liban, la Malaisie, la Tunisie, le Soudan, le Sénégal, le Gabon, la Turquie, l’Inde, la côte d’Ivoire et l’Iran..
Le président du Congrès du monde musulman a déclaré à cet égard : « Le Maroc a des droits historiques et légitimes sur le Sahara spolié10 ». La prise de position d’une instance religieuse de cette importance en faveur du Maroc était aussi un affront aux ennemis de l’intégrité territoriale du Royaume.
Références
1 Discours royal du lancement de la marche verte, le Matin du Sahara, édition du 18 octobre 1975, p. 3. Sauf mention contraire, les extraits rapportés dans le présent article renvoient à ce discours.
2 Durand Souffland, le Journal Le Monde, édition du 24 octobre 1975.
3 Texte inédit.
4 Cité par le Matin du Sahara, édition du 18 octobre 1975, p. 3.
5 Puisse Dieu faire de nos bonnes intentions (Niya) le guide de notre marche qui tend à récupérer notre terre et édifier notre avenir. « Ne nous égare point, Oh mon Dieu, après nous avoir guidé sur le bon chemin, toi qui est le miséricordieux », Coran.
6 M’hamed Bouceta (Secrétaire Général du Parti de l’Istiqlal), « Une grande épopée du nationalisme marocain », in « Hassan II présente la Marche verte», p. 360.
7 Ali Yata (Secrétaire Général du PPS), « La marche verte : souvenirs », in « Hassan II présente la Marche verte», p. 48.
8 Al-Bayane, édition du 24 octobre 1975.
9 Chanson populaire du groupe Jil Jilala, cité par M’hamed Bouceta, « Une grande épopée… », p. 373.