Par Abderrafie Hamdi (Rabat, Maroc)

Le 18 novembre, le Maroc commémore son indépendance. Soixante-dix ans se sont écoulés depuis ce moment fondateur qui a restitué au pays sa souveraineté et rendu à ses citoyens une part essentielle de leur dignité.

Mais cette date marocaine résonne bien au-delà des frontières nationales

Elle appartient à une mémoire africaine plus vaste, à une époque où la majorité des pays du continent luttaient encore pour briser le joug colonial ou cherchaient à poser les premières pierres de leurs États modernes. L’Afrique des années 1950 était une Afrique amputée. Presque partout, il n’existait ni système éducatif structuré, ni infrastructures sanitaires dignes de ce nom, ni capacité de développement autonome.

Le continent servait avant tout de réservoir de matières premières pour des économies européennes en pleine expansion. Les richesses circulaient dans un seul sens : du Sud vers le Nord. L’indépendance formelle n’a pourtant pas suffi à refermer cette parenthèse. Les soldats et administrateurs coloniaux ont quitté le continent, mais les logiques de domination, elles, ont perduré. Comme l’a écrit le grand penseur kényan Ali Mazrui : « Le colonialisme n’a pas quitté l’Afrique lorsque ses soldats sont partis, mais lorsque le continent s’est libéré de son langage et de son récit. »

Autrement dit, l’après-indépendance a été marqué par un ensemble plus subtil mais non moins déterminant de dépendances économiques, juridiques et monétaires : accords commerciaux asymétriques, endettement structurel, prépondérance de multinationales étrangères, contrôle des filières minières et énergétiques, sans oublier les nouvelles frontières européennes qui se ferment aujourd’hui aux jeunes Africains après avoir longtemps été ouvertes à l’exploitation de leurs ressources. Deux générations plus tard, une autre Afrique est en train d’émerger.

Les indicateurs de scolarisation ont progressé, les systèmes de santé se sont consolidés, les universités se sont renouvelées et une nouvelle élite intellectuelle et politique s’affirme. L’Europe vieillit, s’inquiète de ses déserts démographiques et de sa perte d’influence, tandis que l’Afrique se projette dans l’avenir avec une énergie démographique unique, des économies en transition rapide et des ressources naturelles devenues stratégiques dans l’économie mondiale.

Le XXI? siècle, qu’on le veuille ou non, sera aussi un siècle africain. Ce renversement historique ravive une question longtemps tenue à distance : comment penser la vérité et l’équité dans la relation entre l’Afrique et le reste du monde ? Il ne s’agit ni de réclamer vengeance ni de relire le passé avec la colère du présent, mais de comprendre la profondeur des blessures laissées par des siècles de captation et de domination. Les chiffres parlent d’eux-mêmes.

Selon plusieurs études académiques, la Grande-Bretagne aurait extrait plus de 260 milliards de dollars du Kenya, 250 trillions d’Égypte, 900 milliards du Nigeria et plus de 1,5 trillion d’Afrique du Sud. La France, elle, aurait accumulé plus de 5 trillions de dollars au cours de son empire africain, entre exploitation minière, fiscalité forcée et transferts économiques massifs. L’histoire est tout aussi lourde en Libye, confrontée à la politique coloniale brutale de l’Italie, ou au Congo, transformé en propriété privée du roi Léopold II, où le pillage systématique a atteint des niveaux rarement égalés. En ce sens, les mots de Frantz Fanon résonnent encore : « L’Europe est riche de ce qu’elle a volé à l’Afrique. »

Ce n’est pas une accusation morale, mais un constat économique

Et aucune réconciliation durable ne peut se construire en faisant abstraction de cette réalité. Face à cet héritage, l’Afrique a besoin de deux démarches simultanées : l’une institutionnelle, portée par les États et par l’Union africaine, pour documenter le passé, chiffrer les préjudices, envisager des mécanismes de réparation et redéfinir les termes d’une coopération équilibrée ; l’autre citoyenne, culturelle et académique, visant à réécrire l’histoire du continent selon ses propres catégories, et non à travers les prismes européens qui ont longtemps façonné les imaginaires et les manuels scolaires. Car avant de parler de réparation, il faut d’abord parler de récit. Et avant de parler d’équité, il faut redonner voix à ceux dont l’histoire a été confisquée.

L’Afrique d’aujourd’hui n’est plus celle que les propagandes coloniales ont caricaturée : elle est un espace géopolitique incontournable, un réservoir démographique sans équivalent, un acteur stratégique des transitions énergétique, numérique et industrielle. La question n’est donc plus de savoir si l’Afrique doit demander la vérité et la justice, mais comment le faire : dans un esprit de responsabilité, sans rupture inutile, mais avec la conviction que toute relation saine exige honnêteté, respect et reconnaissance.

C’est dans cet esprit qu’une idée mérite d’être portée : celle d’un « Jour africain de la vérité ». Un jour où le continent affirmerait que la mémoire n’est pas un fardeau mais une boussole. Un jour où l’Europe reconnaîtrait que l’histoire ne peut être unilatérale. Un jour où l’Afrique dirait qu’elle ne réclame ni excuses humiliantes ni gestes symboliques creux, mais une équité réelle dans le partenariat futur. Les nations ne se grandissent jamais en niant leur passé. Elles se grandissent lorsqu’elles ont le courage de le regarder en face.

By AEF