Par Abderrafie Hamdi (Rabat, Maroc)
Dans les sociétés issues de la décolonisation, la mémoire n’est jamais un simple héritage historique. Elle est un espace de tension permanent entre le passé et le présent, entre ce qui fonde l’État et ce qui sert le pouvoir. Elle peut nourrir un projet collectif, mais elle peut aussi devenir un instrument politique lorsque le présent peine à produire ses propres récits de légitimité.
Depuis les années 1960, les revendications liées au passé colonial — reconnaissance, réparations, restitutions — n’ont jamais quitté l’agenda international. Elles ont toutefois emprunté des trajectoires diverses. L’Inde a choisi de transformer l’expérience coloniale en levier de souveraineté politique et économique, sans pénaliser juridiquement le passé. Le Kenya a engagé un long combat judiciaire ciblé pour obtenir des compensations liées aux violences coloniales des années 1950. Les pays des Caraïbes ont porté collectivement la question des réparations liées à l’esclavage dans des cadres multilatéraux. Dans ces expériences, la mémoire a été mobilisée comme un élément de construction étatique, rarement comme un outil de régulation politique interne.
C’est cette frontière que révèle le débat suscité par l’adoption récente en Algérie d’une loi visant à criminaliser le colonialisme. La condamnation morale du fait colonial ne fait guère débat. Elle relève d’un consensus largement partagé. La question centrale est ailleurs : pourquoi ce recours au droit pénal aujourd’hui, et dans quel contexte politique s’inscrit-il ?
Historiquement, les dirigeants issus des luttes de libération nationale n’ont pas ressenti la nécessité de codifier pénalement le passé colonial. Leur légitimité reposait sur l’expérience vécue, sur la rupture fondatrice, sur une capacité — réelle ou symbolique — à projeter la société vers un avenir collectif. La mémoire faisait alors corps avec l’État ; elle n’avait pas besoin d’être formalisée juridiquement pour s’imposer comme référence.
Lorsque cette évidence s’effrite, la mémoire change de statut. Elle devient une ressource politique. Elle est convoquée pour compenser l’usure de la légitimité historique, pour réactiver un imaginaire mobilisateur, ou pour déplacer le centre de gravité du débat public. Autrement dit, elle surgit souvent lorsque le présent peine à assumer ses propres responsabilités.
Le cas algérien met en lumière une dissonance révélatrice. Tandis que le discours mémoriel se durcit et se formalise juridiquement, les relations économiques avec l’ancienne puissance coloniale se poursuivent sans rupture structurelle majeure. Investissements, partenariats et interdépendances demeurent. Cette coexistence suggère que l’enjeu principal n’est pas la redéfinition des rapports internationaux, mais bien la gestion d’un rapport interne au temps, à l’histoire et à la légitimité politique.
Plus largement, la tentation de faire du passé colonial l’explication centrale des difficultés contemporaines pose un problème analytique. Soixante ans après l’indépendance, les défis économiques, sociaux et institutionnels que rencontrent de nombreux États ne peuvent être attribués exclusivement à l’héritage colonial. Une telle lecture, en figeant l’histoire dans une causalité unique, empêche toute évaluation critique des choix politiques postérieurs à l’indépendance. Elle transforme la mémoire en écran, plutôt qu’en outil de compréhension.
Il faut aussi rappeler une évidence souvent occultée .les impasses de l’histoire ne se résolvent pas dans un cadre conflictuel. L’histoire est un fait. Elle ne se renie pas, mais elle ne se corrige pas par la confrontation permanente.
C’est pourquoi les héritages coloniaux appellent moins une logique d’affrontement qu’un travail de reconnaissance, de responsabilité et de négociation. À l’échelle internationale, seuls des cadres partagés — multilatéralisme, droit international, mécanismes des Nations unies — permettent d’aborder ces questions avec sérieux et crédibilité. C’est dans ces espaces que peuvent s’élaborer des réponses durables en matière de restitution, de réparation ou de transmission de la mémoire, loin de la surenchère symbolique.
La philosophie politique nous rappelle que la mémoire est ambivalente. Paul Ricœur mettait en garde contre ses usages instrumentaux, lorsqu’elle cesse d’être un travail de vérité pour devenir un récit de légitimation. Dans ce cas, elle ne structure plus l’État ; elle sert le pouvoir. Elle n’éclaire plus le présent ; elle le neutralise.
La mémoire peut nourrir l’État.
Mais lorsqu’elle devient un substitut à la légitimité politique, elle révèle moins la force d’un projet que l’inquiétude d’un pouvoir face à l’avenir.