Le fabuleux spectacle d’ânes se pavanant, sous leurs habits des grands jours (cravates et chapeaux), sur l’une des artères principales de la Capitale, la tête haute et l’œil moqueur, laisse pantois. Comment peut-on passer, en si peu de temps, de l’ère de la Constitution démocratique à l’ère de l’âne démocrate ?
I- L’âne n’est pas celui qu’on croit
L’âne, cette créature aujourd’hui méprisée, a traversé les siècles et côtoyé les prophètes, les grands et les sages. C’est à dos d’âne que Jésus-Christ entre dans Jérusalem et Marie fait le trajet vers Bethlehem (récit Biblique). La reine d’Egypte, Cléopâtre, se servait du lait d’ânesse comme cosmétique, l’âne blanc est considéré en Asie (Inde et Chine) « comme la monture des entités célestes, des princes et des savants », et le lait d’ânesse est prescrit aux nourrissons.
Aux Etats Unis, le Parti démocrate (72 millions d’inscrits/2004), le parti de Franklin Roosevelt, d’Edward Kennedy et d’Obama, a choisi l’âne comme logo et symbole. Chez les plus brillants fabulistes, l’âne représente une figure idéale à travers laquelle se véhiculent des maximes et des leçons de courage et de résistance, « Il n’est forteresse qu’un âne chargé d’or ne puisse approcher » confie Philippe II de Macédoine (382-336 av. J.-C.).
Chez Phèdre et La Fontaine, comme dans Kalila wa dîmna ou à travers les tribulations de l’inimitable Joha, l’âne n’est pas celui qu’on croit.
Dans notre culture locale, l’âne est objet de mépris et de moquerie, bon à tout faire et à tout subir. Il est souvent fait appel à la symbolique de l’âne pour rabaisser, moquer une personne et souligner son côté crétin ou son caractère têtu. Des expressions telles que « bougre d’âne », « bonnet d’âne », « têtu comme un âne » ont un caractère injurieux et insultant.
Aussi, lorsqu’un parti, l’Istiqlal, se croit autoriser ou se voit « obliger» de recourir à l’âne pour exprimer une opinion politique, il y a forcément malaise et effarement. Comment peut-on admettre qu’un parti national, avec un référentiel culturel et un passé politique affirmés, qui a compté parmi ses fondateurs d’éminents orateurs et de fins stratèges, puisse tomber si bas ?
C’est chez La Fontaine qu’on trouve une métaphore, empruntée à Phèdre, qui aide à comprendre la portée du spectacle d’ânes défilant à Rabat et desseller les dessous de l’initiative du parti de l’Istiqlal. Dans « Le Lion devenu vieux », La Fontaine consacre une expression, « donner le coup de pied de l’âne » qui, popularisée par le conte et le récit, renvoie à une idée plus explicite : « une attaque lâche et sans risque contre un adversaire affaibli ».
II- « donner le coup de pied de l’âne »
La marche des ânes orchestrée par l’Istiqlal, au-delà de son aspect comique est plus qu’une forme d’expression politique « originale » qui vise à faire « monter la pression ». C’est attaque en règle et une manière peu commune de « donner le coup de pied de l’âne » à un chef du gouvernement, affaibli et critiqué de tous bords.
C’est dans la tradition politique américaine que l’expression « donner le coup de pied de l’âne » trouve (au XIX siècle) une signification plus précise. Cette expression a été consacrée par une caricature attribuée à Thomas Nast parue au mois de janvier 1870 dans un journal, le Harper’s Weekly, sous le titre « A live Jackass Kicking a Dead Lion », qui donne en français, « Un âne bien vivant frappant un lion mort ».
Thomas Nast, habile caricaturiste, s‘appuie sur cette fable, qui rappelle celle de Phèdre (« Le Lion devenu vieux, le sanglier, le taureau et l’âne »), pour s‘attaquer à une presse partisane (en particulier le Chicago Times) favorable aux démocrates nordistes (les Copperheads) qui remettaient en cause «l’héritage» politique d’Abraham Lincoln. Dans cette caricature, la presse est représentée sous les traits de l’âne et l’un des leaders des Copperheads, Edwin M. Stanton, sous les traits « du lion mort subissant de lâches outrages».
Évidemment. Est-il besoin de grossir les traits ou de forcer la comparaison ? L’Istiqlal d’aujourd’hui n’est pas le parti démocrate américain. L’âne qui a défié la chronique à Rabat, même avec une cravate et un chapeau, n’est pas un âne démocrate. C’est plutôt un pantin d’Halloween, cette fête païenne celte célébrée à la veille de la Toussaint (1er novembre), qu’on déchiquète et qu’on brûle une fois la fête terminée.
III- Attention aux dérapages incontrôlés
Sur le fond, la marche des ânes encadrée par l’Istiqlal n’a rien de bénin. C’est un dérapage politique et moral dangereux. Cette marche est le révélateur absolu de l’état d’esprit –dégradé et dégradant- qui règne aujourd’hui en matière de débat d’idées et de compétition politique. Elle indique le niveau d’inconscience atteint par des acteurs politiques traditionnels incapables de pratiquer l’alternance et la cohabitation démocratiques et d’utiliser les outils et mécanismes juridiques que leur offre la Constitution de 2011.
Le recours à la symbolique de l’âne n’est pas fortuit. Il rentre dans le cadre d’une stratégie globale et plus vicieuse. L’Istiqlal vise par ce procédé, peu commun, à « dénigrer l’adversaire », à « ridiculiser et déshonorer l’ennemi », en l’occurrence le chef du gouvernement et son parti (le PJD), à le caricaturer, à montrer ses défauts et faiblesses, dans le but de le déstabiliser.
Mais, ce qui frappe et inquiète le plus dans cette affaire c’est le fait que la stratégie de l’Istiqlal semble avoir volontairement intégré un élément, infiniment plus dangereux, qui a pour objet de « déshumaniser l’ennemi » (Benkirane), en lui déniant la qualité d’homme, d’humain, pour le ramener à celle d’animal. Ce faisant, il n’invente rien, il imite.
En effet, l’Egypte, pris dans un tourbillon implacable, a fait remonter à la surface, une conception de l’Homme, utilisée à outrance autrefois par la pensée anthropologique coloniale (la figure du barbare, du sauvage, de la « bête immonde »), pour l’utiliser comme arme de lutte politique. Elle est promue par l’entremise des médias officiels et légitimée par certains religieux et intellectuels. Une batterie d’images, de qualificatifs, tous péjoratifs et réducteurs, est utilisée à cet effet pour « ridiculiser et déshonorer l’ennemi » (le « frère »), pour le « déshumaniser » et le réduire à l’état d’animal et de bête sauvage (terroriste). Ceux qui dénoncent le « coup d’Etat » militaire sont qualifiés de moutons. Moutons de Panurge mais aussi, et c’est le plus grave, moutons bons pour le sacrifice.
L’Istiqlal a-t-il voulu, par sa marche des ânes, surfer sur cette vague ? A t-il voulu essayer la méthode égyptienne contre les « frères » marocains ?
Déshumaniser le chef du gouvernement en le représentant sous l’aspect d’un animal, c’est susciter l’aversion et la haine, c’est discréditer la fonction et rabaisser l’institution. Faire de la politique de cette façon, c’est donner raison à tous ceux qui s‘acharnent à semer la confusion et l’agitation dans le pays.
L’Istiqlal peut mieux faire. Son initiative se trouve, sur le plan de la morale et de l’éthique politique, à mil lieux d’une autre maxime plus noble qui affirme en substance : « on ne frappe pas un adversaire à terre ». Autrement dit, il est inconvenant de passer, juste pour satisfaire un égo et régler des comptes, de la Constitution démocratique à l’âne démocrate.
Par Mraizika Mohammed (Chercheur en Sciences Sociales, CIIRI-Paris)