Un film : «  Much loved » du cinéaste marocain Nabil Ayyouch, un thème traitant de la vie de quatre prostitués, des scènes pornographiques hautement médiatisés après un teaser de quelques minutes, un peuple en furie, des médias sociaux au bord de l’aphasie après la visualisation des scènes pornographiques, des fous furieux revendiquant la pendaison de tout le staff suite à l’atteinte aux valeurs marocaines, et finalement une interdiction ad hoc du film dans les écrans par les instances marocaines.

Par : Kamal Benkirane, Auteur, éditeur

Kamal Benkirane photoUne crise idéologique et existentielle vient de germer au Maroc du 21 èmesiècle suite à ce film qui crée deux clans : les pour et les contre.
Le ton monte, rien à faire, c’est la débandade!
Et au milieu de tout cela, personne n’a encore vu le film en entier.
Le débat prend des dimensions alarmantes dans les médias sociaux, certains comédiens menacés de mort avouent avoir tenté de se suicider, et la question de l’éthique transforme tout d’un coup les plus délurés en critiques de cinéma, connaisseurs de l’art dramatique, protecteurs de l’équation civilisationnelle marocaine.

Difficile de me situer dans ce charivari.

On jase d’un cinéaste qui parle de prostituées marocaines dans son canevas le plus cru. Comme tous, je suis interpellé par le langage obscène des comédiens. Je me réfère à la blogosphère numérique et je sonde la colère des acariâtres, gardiens du grand temple. Je lis les articles qui foisonnent dans les sites électroniques, et les réactions dans les médias sociaux, divisées entre ceux qui honnissent les obscénités émanant de ces marocaines, calcinées aux feux de la chair et traitées déjà de perfides de la patrie,puis ceux et celles qu’on nommerait « progressistes » et qui réagissent en terme de « référence à la modernité ». « Le Maroc a progressé, martèle le père du cinéaste, vous devez l’accompagner dans son progrès » L’heure est grave et il y a de quoi gerber.
Je continue ma collecte des opinions sur la chose progressiste au Maroc. C’est trop, il doit y avoir un lapsus qui échappe à ma compréhension, on dirait qu’un plan est déjà tracé, qu’une vision d’un certain Maroc est déjà maintenu, par les crocs, dans les rangs des grands rêveurs.
Certaines questions deviennent inévitables.
Mais que voulait transmettre ce cinéaste pour de vrai? A qui s’adressait-t-il plus précisément? Comment ce cinéaste définit-il l’éthique? A-t-il respecté ses engagements en termes d’honoraires envers ces comédiens et comédiennes? N’aurait-il pas pu aborder les bordels de la veille médina ou interpeller des veilles peaux ou des Barmaids invétérés de la profession, au lieu de tendre la perche à ceux et celles qui croient que la théorie du complot finira par avoir raison des valeurs des marocains?
Les acteurs passent dans la radio locale, expriment leur peur, expliquent qu’il ne faut pas juger très tôt. Le cinéaste est sonné par tant de «  haine » dit-il, certaines instances civiles déclenchent déjà la procédure du recours aux tribunaux contre celui-là même qui ne cesse de crier à cor et à cri qu’il ne veut que décrire la réalité d’une certaine frange de la société.
Et au milieu de tout cela, personne n’a encore vu le film en entier !
On tente de m’expliquer, dans un café, que je viens tout d’un coup de rater le train imminent des analyses percutantes sur la chose progressiste au Maroc. Je ne comprends pas encore une fois et je me contente d’écouter avant de juger. Je remarque que nous- notez que je parle des compatriotes de consonance marocaine- avons les réponses au bout de la langue, que nous savons tout sur tout, qu’il s’agisse du digital, du numérique, du nucléaire ou du taux de fécondité des scolopendres, nous tranchons sans la moindre pudeur, sans sagesse, que la « Siba » intellectuelle ou nous baignons est légitimée puisque la Baraka divine est avec nous.
Ce film qui a eu le mérite de créer non seulement des clans fanatisés, a permis de faire émerger aussi une certaine définition de ce que devrait être un artiste- un gars qui devrait jouir jusqu’à la moelle de sa propre liberté d’expression, et encourager aveuglement celle de l’autre artiste aussi. Touché par tant de dogmatisme, j’avance mes convictions préliminaires à la face de quelques amis. Je maintiens que je crois à l’intelligence et non à la vulgarité, que je crois à la subtilité et non à la crudité, que je crois à la liberté d’expression et non à la liberté d’exhibition, que je crois à la liberté de s’exprimer et non à la liberté d’opprimer, que je crois à la noblesse de la beauté et non aux raccourcis de la facilité! Je me projette vers Tahar Benjelloun qui avait écrit beaucoup de livres où l’obscénité côtoyait parfois l’aridité du style, cela n’avait pas fait de lui un génie comparativement à Driss Chraibi, qui, en quelques livres, tels que « Les boucs », « Vu lu et entendu », «  Naissance à l’aube » etc, avait pu démontrer universellement l’ampleur de son génie et de son intelligence!
Mes amis sont surpris. Ils pensaient que j’allais même signer la pétition de soutien à Ayouch. Ils se regardent entre eux sans comprendre. Je termine mes commentaires en soutenant que la définition de l’art ne devrait pas forcément se départir de références citoyennes, et ne doit pas non plus se soumettre aux références d’une certaine nomenclature intellectuelle, adepte des clivages Gauche-Droite, et d’une certaine hypocrisie sociale qui cautionne les religions instantanément pour s’en départir aprés lorsque la goutte déborde du vase!

Et finalement j’ai vu le film en entier.

En écoutant les réactions de ceux qui viennent de le voir aussi, je ne suis pas étonné que les précurseurs des thèses « laïques » et « modernistes », réagissant au nom du progrès et donc de la légitimation des débauches délibérées, le considèrent désormais comme un chef d’œuvre digne du génie de Coppola. Quant à moi, en commun des mortels dont l’opinion n’engage que moi, j’en conclus que ce n’est qu’un navet, avec un scenario faible et une projection de scènes sans teneur philosophique ou idéologique. J’en conclus que Ayyouch a réussi inconsciemment un pari : celui d’avoir inventé une nouvelle stratégie marketing, là où il est question de faire son soulard dans les médias et auprès du peuple : j’ai nommé cette stratégie : une pompette dans un verre!

Source : Maghreb Canada Express, page 20, Volume Xiii, Numéro 06, Juin 2015

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