Des journalistes de la chaine américaine « CNN » ont réussi à filmer en caméra cachée, dans une zone qui se situerait aux alentours de la capitale libyenne, un reportage-choc inédit sur les péripéties d’ une scène affligeante montrant la vente aux enchères d’une douzaine de migrants , ressortissants de plusieurs pays de l’Afrique subsaharienne . Diffusée le mardi 14 novembre 2017, la vidéo de la « CNN » révèle le traitement inhumain réservé aux migrants noirs, « capturés » par des passeurs sans scrupules, quelque part au Sahel dans un No man’s land, pour servir en Libye. Présentés, par une personne jouant le rôle de commissaire priseur, « comme des hommes forts capables de creuser », ces migrants, dont certains sont des mineurs, ont été cédés contre une somme modique de l’ordre de 435 Euros.
Le documentaire exclusif diffusé par la « CNN » est le résultat d’une enquête menée par des journalistes qui ont agi en catimini, en vue de confirmer ou d’infirmer des informations, qui circulaient depuis un laps de temps non négligeable, sur l’existence de certains « marchés aux esclaves » qui se tiendraient, en Libye, une ou deux fois par mois. Cette enquête a débouché sur une conclusion choquante qui confirme l’existence d’une réalité amère. Selon le reportage en question, les « marchés aux esclaves » ont pu renaitre de leurs cendres. Dorénavant, il ne s’agit plus de rumeurs concordantes car il a été prouvé et formellement établi que ces marchés, existent réellement et en plein 21ème siècle. La « marchandise » mise en vente par des passeurs-criminels et convoitée par des citoyens libyens n’est pas un bien matériel de consommation. Ce sont des êtres humains, surtout des enfants, qui font l’objet de telles transactions abominables. Les « migrants-marchandises » sont des êtres humains qui rêvaient de transiter par la Libye pour regagner le vieux continent via l’Italie.
Un ancien « esclave » qui a pu s’échapper à ses « propriétaires-tortionnaires » a déclaré aux journalistes de la « CNN » que « le migrant africain, réduit à l’esclavagisme, est constamment battu et forcé de travailler par ses propriétaires ».
Vu l’intensité de l’émotion ressentie et l’onde de choc provoqué, à travers le monde entier, par la diffusion de cette vidéo , on s’attendait, naturellement, à une avalanche de gestes de réprobation, de dénonciation, de condamnation et des appels sincères et sérieux pour le lancement d’actions concrètes afin d’arrêter, immédiatement et une fois pour toutes, ces pratiques avilissantes qui sévissaient avant l’abolition de l’esclavagisme, de la traite négrière et du commerce triangulaire. La solidarité par des mots uniquement et la compassion sans effets réels ne suffisent pas lorsque nous sommes interpellés par des actes d’une telle gravité et d’une telle cruauté. L’indifférence et l’indulgence ne sont pas tolérées lorsqu’il s’agit de la liberté et de la dignité des êtres humains.
Malheureusement, ceux qui suivent de près cette sinistre affaire ont été déçus, voire frustrés, car les quelques réactions enregistrées, jusqu’à présent, ne suffisent pas, car elles se situeraient largement en deçà de ce qui était nécessaire, souhaitable et attendu.
L’ONU a dénoncé une « situation inhumaine ». Poussé par des leaders d’opinion, des artistes de renommée internationale et des intellectuels, le président en exercice de l’Union Africaine(UA), le président guinéen M Alpha Condé, a fini par réagir à cette ignominie absolue, au traitement cruel et dégradant infligé à certains migrants africains en Libye. Au nom de l’institution qu’il préside, il a exprimé son indignation face au « commerce abject qui prévaut en ce moment en Libye et a condamné fermement cette pratique d’un autre âge ».
Pour sa part, la commission de la Communauté Economique des Etats de l’Afrique de l’Ouest ( CEDEAO) a condamné fermement cette pratique ignoble et a réprouvé « toutes formes d’atteintes à la dignité et l’intégrité à la personne humaine où qu’elle se trouve ». La commission de la « CEDEAO » est allée plus loin que l’UA car elle ne s’est pas contentée, uniquement, de condamner et de désapprouver, puisqu’elle a invité le gouvernement libyen et la communauté internationale à « chercher et à poursuivre en justice les coupables de ce crime contre l’humanité ».
L’Union Panafricaine de la Jeunesse ( UPJ) ainsi que l’Organisation Internationale pour l’Immigration ( OIM) ont condamné la vente, aux plus offrants, des migrants africains en transit vers la périlleuse traversée de la Méditerranée.
Le gouvernement du Niger a condamné, sans réserve, la vente aux enchères des migrants africains en Libye. Le communiqué publié à cet effet ne précise pas, toutefois, si des ressortissants du Niger, très nombreux en Libye, figurent ou non parmi les victimes de telles transactions qui rappellent des périodes très sombres de l’Histoire de l’Humanité. Suite à ce communiqué, le ministère nigérien des affaires étrangères a demandé à l’ambassade du Niger en Libye d’entreprendre des démarches « auprès des hautes autorités libyennes en vue de faire toute la lumière sur ces pratiques innommables »
La République Démocratique du Congo ( RDC) a annoncé sa décision de rappeler son ambassadeur à Tripoli après des révélations sur l’existence d’un marché aux esclaves, près de Tripoli
Le collectif contre l’esclavage et les camps de concentration en Libye a organisé, le 18 novembre 2017, une manifestation massive devant le consulat de Libye en France sous le thème : Non à l’esclavage en Libye, libérez nos frères, libérerez nos sœurs. Le 22 novembre 2017, c’est-à-dire quelques jours seulement après cette manifestation, le président français a dénoncé des crimes contre l’humanité. Le même jour, la France demanda une réunion urgente du Conseil de Sécurité.
Le 23 novembre 2017, un sit-in de protestation a été organisé devant l’ambassade de Libye à Rabat par des acteurs associatifs, des intellectuels, des artistes et des étudiants d’origine subsaharienne. Quelques jours avant, c’est-à-dire le 15 novembre 2017, les autorités marocaines ont déclaré « qu’elles œuvrent actuellement pour assurer le rapatriement d’un important groupe de migrants clandestins marocains, incarcérés dans des centres de détention en Libye ». Ces migrants cherchaient à regagner l’Europe via la Libye. Selon une vidéo qui a circulé sur les réseaux sociaux, plus de 232 marocains, qui seraient piégés et bloqués depuis deux mois dans des centres de détention à Tripoli, ont entamé une grève de faim pour exiger leur rapatriement immédiat.
Evidemment, il est incontestable que les faits révélés par le documentaire de la CNN ne sont pas le fruit d’un pur hasard de circonstances imprévisibles. Ils doivent être considérés comme la résultante logique et naturelle de l’action conjuguée et l’interaction entre plusieurs facteurs, qui ont pu produire une situation favorable à l’exercice d’une telle pratique ignoble et abominable.
C’est pourquoi, il parait nécessaire de recourir à l’analyse objective de la situation politico-sécuritaire prévalant en Libye depuis la chute du régime du dictateur Mouammar Kadhafi, en mars 2011, pour mieux comprendre les causes qui ont permis la réapparition, en Libye, d’une pratique enterrée, il ya plusieurs années.
En avril 2012, M Jacques Hogard, un ancien membre de l’armée française a estimé, lors d’une interview accordée à un journal qui s’intéresse aux questions africaines : « que les conséquences du changement du régime en place en Libye durant 42 ans sont incalculables en Afrique et surtout au Sahel et notamment au Mali ». Pour M Hogard, « qu’on le veuille ou pas, qu’on l’aime ou pas », il faut admettre que Kadhafi est « une personne charismatique » qui avait des moyens considérables qu’il distribuait généreusement dans de nombreux pays africains. Un haut responsable malien, dont l’identité n’a pas été révélée, aurait dit à M Hogard : « Jacques, il faut que la France aille doucement en Libye. Kadhafi est trop important, on ne peut pas en finir comme ça ». En Aout 2011, l’OTAN a fait chuter le régime de Kadhafi. Le 31 octobre 2011, c’est-à-dire presque trois mois après l’effondrement du régime libyen et quelques jours après la mort dramatique de Kadhafi, l’OTAN a mis fin à son opération militaire baptisée « protecteur unifié », lancée le 31 mars 2011, en accord avec l’ONU et le CNT libyen. Il faut rappeler que l’OTAN n’avait pas de troupes au sol et procédait, uniquement, par des bombardements aériens.
Six ans après l’effondrement du régime totalitaire mis en place par le «guide de la révolution », le pays demeure englué dans une situation très complexe où la violence fait partie de la vie quotidienne de la population. Le chaos semble s’y installer et pour longtemps. Les conditions d’une vie décente et la situation économique s’y sont nettement dégradées. Les pénuries récurrentes des biens alimentaires risquent de mettre en danger la vie d’une population vivant dans un pays, sous peuplé et disposant de richesses pétrolières considérables. Depuis la chute du régime de Kadhafi, la situation politique est marquée par une impasse qui empêche toute évolution sereine vers la démocratisation du pays et ce, en dépit de l’existence d’un projet en la matière que l’ONU soutient fermement.
La Libye qui sombre dans l’embrasement et le chaos quasi-total depuis la chute de l’ancien régime, souffre aussi de l’insécurité, à cause des rivalités entre plusieurs groupes armés et des milices tribales, ou autres, qui ont occupé le terrain, car la nature ne tolère pas le vide. Les courants islamistes et les groupes djihadistes y ont trouvé aussi un terreau, inespéré auparavant.
Les luttes interminables pour le pouvoir dans un Etat faible et presque en faillite ont été exacerbées par des données propres à la Libye où la tribu reste la composante fondamentale de la Société. La marginalisation, pendant une longue période, de la Cyrénaïque ( très influencée par le Machrek-Orient- et notamment l’Egypte) et du Fezzan( région désertique mais riche en hydrocarbures) au profit de la Tripolitaine, a laissé des séquelles profondes et nourrit un fort désir de vengeance chez les tribus complètement délaissées, pendant les 42 ans du règne de Kadhafi( septembre 1969-octobre 2011).
Aujourd’hui, la Libye est déchirée par des conflits sanglants entre des milices armées. En outre, deux autorités politiques fragiles et vulnérables s’y disputent un pouvoir qui reste à conquérir. D’un côté, le gouvernement d’Union Nationale (GNA), mis en place depuis mars 2016 et reconnu par la communauté internationale et de l’autre une autorité qui cherche à asseoir sa domination sur l’Est libyen. Le GNA, qui a été mis en place pour la simple raison que la communauté internationale avait besoin d’avoir un interlocuteur, ne détient aucun pouvoir effectif. Il continue d’être toléré, sans être réellement respecté, par les groupes armés et les pouvoirs centrifuges qui détiennent le pouvoir proprement dit. Fortement armés, lesdits groupes se sont attribués le droit de gérer l’ordre public, d’administrer les activités économiques et de faire main basse sur toutes les sources de revenus légales ou non. Les autorités politiques en Libye jouent le rôle de simples figurants dans un paysage politique confus ne permettant aucune visibilité. Par conséquent, les approcher pour exiger un traitement convenable des migrants africains serait une perte de temps car, une autorité qui n’est pas capable d’assurer la sécurité des citoyens libyens sera-t-elle en mesure de protéger des migrants déchirés entre le rêve de la traversée vers l’Europe, la survie durant la période « d’escale » et l’extrême cruauté des passeurs et groupes armés ?.
Vu la situation qui prévaut en Libye, on est en droit de revisiter la question qui a été posée avant les milliers de frappes aériennes de l’OTAN. Fallait-il s’engager dans des raids aériens en vue de protéger une population civile menacée sérieusement par un président devenu « soudainement fou et sanguinaire » sans étudier les tenants et les aboutissants du scénario de transition et des instruments nécessaires pour réussir un tel exercice ? Fallait-intervenir « à partir du ciel » sans assurer le service après vente sur terre, comme aurait dit le président tchadien Idriss Deby ? Fallait-il agir dans un pays désarticulé, dépourvu des structures administratives et étatiques nécessaires à une gestion convenable des affaires publiques et où tous les pouvoirs étaient concentrés entre les mains d’une seule personne( Kadhafi) et ses 16 proches collaborateurs, choisis parmi les membres du Congrès Général du Peuple( Parlement libyen), sans penser auparavant à faire émerger un leader fédérateur qui serait accepté par la majorité les libyens ?
La réponse à ces questions nous permettra d’évaluer le degré de pertinence des stratégies militaires préconisées et mises en œuvre par la communauté internationale afin de « protéger les populations civiles menacées par des régimes totalitaires et sanguinaires », et de comprendre les vraies causes ayant conduit à la réapparition, en Libye post Khadhafi, des marchés aux esclaves.
Par Ahmed Saber pour Maghreb Canada Express
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