Assis sur un monticule et contemplant ce bras du fleuve Saint-Laurent qui enlace l’île-des-Sœurs depuis une éternité et où les vitres des immeubles étaient en train de flamboyer sous le soleil couchant de la région de Montréal, je faisais face à un nouveau chapitre de ma vie.

Rien dans ce décor serein, rien dans l’écho lointain des rires des enfants, ni dans tous ces bruits rassurants qui montaient de la Ville de Verdun, rien non plus dans mon attitude ne trahissait cette tempête qui ravageait mon cœur depuis une demi-heure déjà ! Rien ne trahissait ma souffrance… Si ce n’étaient ces maudites larmes silencieuses dont je n’arrivais plus à arrêter le flot !

Il n’y avait pas plus d’une demi-heure que j’étais encore un enfant, majeur légalement depuis 24 ans certes, mais un petit enfant quand même ! Il n’y avait pas plus d’une demi-heure que je jouais encore avec une insouciance, qui caractérise tous les enfants du monde, avec cinq autres enfants ; les miens. Tout à coup, le téléphone sonna. Et le rire encore dans la gorge, je décrochai, prêt à lancer une boutade à la personne qui avait osé s’ingérer dans ce moment de détente familiale sans invitation. Un déclic caractéristique m’annonça une communication d’outre-mer. Et je n’avais pas eu le temps de réfléchir ni de supposer quoi que ce soit, je n’avais pas eu le temps de terminer les formules d’usage, que voilà mon frère, tout excité, qui m’annonça la mort de notre père. Et je n’avais même pas eu le temps de prononcer « À Dieu nous sommes et à Dieu nous retournons » que le voilà qui coupa la communication !

J’avais toujours affiché une force de caractère que je croyais à toute épreuve ! J’avais également fait preuve d’une indépendance et d’une révolte contre toutes les structures sociales dans mon pays de naissance… surtout contre le symbole qui les incarne par excellence : L’autorité paternelle. Est-ce pour cela que, de l’autre côté de l’océan Atlantique, on jugea inutile de gaspiller quelques dirhams de plus pour ménager, ou pour consoler, le cœur de pierre que je suis censé être ?

Mes enfants se sont arrêtés de rire.

Et une fois de plus mon visage me trahit. Une fois de plus je n’avais pas su cacher mon émotion sous le masque de tous les jours. Et ce fut avec inquiétude qu’ils attendirent des explications qui ne vinrent pas.

La seule mort qu’ils connaissaient c’était celle des autres, qui ne touchait l’étranger que superficiellement, ou celle sur écran qu’on passait à coup de pop-corn, de blagues de mauvais goût ou de sensibleries qui n’empêchaient pas le spectateur de dormir le soir ; le cœur tranquille et l’esprit ailleurs !

Contrairement à cette mort, qui provoque quelquefois notre compassion, notre pitié ou même la peur de notre propre mort, quand elle ne nous laisse pas tout simplement indifférents, la mort d’un proche est toute autre : quand ce n’est pas le profond déchirement de l’âme, c’est la révolte contre l’absurde qu’elle provoque, car l’éternel c’est nous d’abord. Viennent ensuite nos proches.

L’éphémère, ce sont les autres. Et du coup, on accepte que ces autres meurent et disparaissent à jamais !

Noble geste de notre part : nous partageons leur peine, avec, en toile de fond dans notre subconscient, le sentiment de notre pérennité par rapport à leur existence de papillon !

Nous compatissons ; nous nous permettons de leur donner des conseils pour surmonter leur peine. Nous leur disons : « Ressaisissez-vous ! C’est la loi de la nature ! Nous allons tous mourir ! » Mais, notre subconscient censure ce pronom contre-nature (nous), pour l’échanger en un vous, sécurisant. Vous allez tous mourir, alors pourquoi souffrir ? Autant accepter cette vérité amère afin de pouvoir vous délecter de la vie ; de toute votre vie !

Jusqu’au moment où la mort frappe à nos pieds et fait tomber devant nous un être cher !

Point de télécommande pour revenir en arrière, baisser le son ou faire une pause, le temps de se confectionner une carapace !

C’est la réalité en direct.

Inutile de fermer les yeux ou de se boucher les oreilles ; l’intrus est partout. Et il taillade profondément : au corps, au cœur et au fin fond de l’âme !

J’ai déjà vu la mort frapper de près. Eh oui ! C’était d’autant plus horrible que je n’étais encore qu’un tout petit enfant et qu’en plus, j’avais vécu l’événement en direct, au ralenti et presque en solitaire !

Ce n’était pas de la peur que j’avais éprouvée : j’aurais eu peur devant la mort d’un étranger car dans ce cas l’horreur de la mort, n’étant filtrée par aucun amour ni par aucun attachement, m’aurait confronté avec ma propre fragilité. Mais c’était ma mère qui était tombée. Et ce furent des larmes de rage impuissante que j’avais déversées ce petit matin-là !

Depuis, injustice signifie pour moi ce supplice infligé à un enfant de quatre ou cinq ans dont la mort vient ravager le jardin de ses beaux rêves pour le condamner à vivre solitaire le restant de ses jours ! Or un proverbe bien de chez nous dit : « Si tu perds ton père, ton oreiller devient le bras de ta mère. Mais quand tu perds ta mère, ton oreiller devient une pierre ! » Allusion au traitement que subit un orphelin de la part de sa belle-mère ?

Comment mes enfants réagiraient-ils à la mort de leur grand-père ? J’avais préféré sortir plutôt que de vérifier cela tout de suite. Et mes pas m’avaient conduit ici, dans ce parc de Verdun, face à l’île-des-Sœurs. Et mes larmes s’étaient mises à couler quand j’avais pensé : « Me voilà finalement sans père et sans mère… me voilà tout seul ! »

Au fait, ce n’était pas seulement le père que j’étais en train de pleurer ce jour-là : C’était surtout l’Adversaire qui avait conditionné toute ma vie et qui avait motivé tout mon comportement face à ses embûches !

Il m’avait toujours donné l’impression que j’étais un fardeau pour lui et que ma naissance fut un accident. Or, paradoxalement, il m’avait aussi apporté des appuis au moment où je m’y attendais le moins !

Il était également le premier à se délecter et à savourer mes réussites et mes victoires même quand elles étaient emportées contre lui, si bien qu’une certaine complicité s’était installée entre nous. Et ce, en dépit de ma conduite et de mes convictions qui allaient quelquefois à l’encontre de ses visions politiques et sociales !  Conduite et convictions qu’il dénonçait en public, mais qui étaient devenues une source intarissable de plaisanteries, nous faisant tant rire entre deux conflits et lui permettant d’agrémenter ses veillées avec mes dix-sept frères et sœurs ; quand mon absence, de la maison familiale, se mettait à lui peser… Ce qui n’allait pas sans jalousies ni sans intrigues de « harem » !

Antoine de Saint-Exupéry avait écrit que les embuscades n’ont plus le même goût quand on perd un bon ennemi ! Et j’avais longtemps considéré mon père comme un (bon) ennemi.

Depuis, il est devenu l’adversaire, redoutable !

Aujourd’hui, l’adversaire est mort ! Mais le père vient de renaître dans mon cœur ; aussi paradoxal que cela puisse paraître ! Comme si cette mort est venue apaiser tant de souffrances, calmer tant de rancœur et exorciser tant de haine : Je ne veux plus blâmer, je veux devenir une source de compréhension !

Je ne veux plus condamner, je veux être un océan de pardon !

Je veux revivre ce passé dans ma solitude pour en extraire le meilleur des pansements pour ces blessures dont je n’ai pas encore sondé la profondeur !

Mais je n’ai pas à revivre mon passé, le voilà qui défile devant mes yeux ; tel un homme surpris par sa propre mort ! Les souvenirs se bousculent, se précipitent, à qui sortir le premier ! Suis-je en train de mourir ?

Vais-je devenir un mort-vivant ?

L’alpiniste, quand il atteint le sommet, éprouve une extase infinie, semble-t-il. C’est peut-être parce que le sommet qu’il vient d’atteindre n’est qu’une étape dans sa vie d’alpiniste. Mais qu’adviendrait-il de son extase et de son bonheur si ce sommet était le dernier défi dans sa vie d’alpiniste, ou tout simplement, si au bout de son Ascension, il se rendait compte qu’il s’était trompé de sommet ? Il se remettrait peut-être à rêver de la chaleur des refuges en bas de la vallée et il commencerait à pleurer.

Il se ressaisira ensuite quand il verra à l’horizon le sommet qu’il doit vaincre. Il redescendra prêt à recommencer…

Où ai-je lu ça ?

Je me suis tellement trompé de sommet dans ma vie ! J’ai tellement recommencé l’ascension, convaincu que la prochaine fois allait être la bonne ! Mais voilà que cette fois-ci, au bout de l’ascension, l’horizon devient tout à coup désespérément vide ! Il n’y a plus de sommets, il n’y a plus que des monticules !

– Où sont passés les Everest et les Kilimandjaro ?

– Où sont passés mes rêves et mes ambitions ?

– Tout n’est plus qu’illusion et désespoir !

Je me tourne vers mon passé pour y puiser la force de recommencer et de continuer ma marche et mon ascension. Mais mon passé ne me montre plus que les doux moments que je n’avais pas su savourer et les blessures qui n’attendent que cette brusque volte-face du destin pour se remettre à saigner… Comme toutes les plaies mal cicatrisées, face au moindre mouvement du corps meurtri !

Mon passé ! Tu ne m’avais pas permis de te savourer quand tu étais présent, et tu continues de spolier mon présent au point de compromettre mon avenir ! Le temps n’a donc aucune emprise sur toi ? Il n’a donc fait que glisser sur toi, sans réussir à te remodeler, à t’éroder et à t’assagir ?

Pourquoi te manifestes-tu seulement pour attiser ma souffrance et jamais pour catalyser mon bonheur ?

Puisse mon présent être assez patient et assez fort pour te crucifier sur ces pages afin que je puisse enfin guérir mon âme du torticolis que tu lui as infligé à force de trop regarder dans ta seule direction !

Par Abderrahman El Fouladi (Extrait du livre De Boujniba à Montréal. Parcours du combattant d’un va-nus-pieds) pour Maghreb Canada Express, (Édition électronique) Vol. XVIII, N°05 , pages 13- 14, Mai 2020.

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