mre-marahbaDepuis les années soixante les sociologues utilisent le concept de ‘’ fuite des cerveaux’’ (1) pour désigner un phénomène qui a touché de nombreux pays et dont les effets sur leur structure sociale, leur développement économique et humain et la construction de l’État de droit, sont considérables (2). Les nombreuses études qui se sont intéressées à ce sujet distinguent entre deux catégories de pays : d’un côté ceux qui disposent d’une attractivité suffisamment forte pour séduire et attirer vers leurs universités ou leurs laboratoires et entreprises des personnes à haut niveau de qualification à la recherche de meilleures conditions de vie, de formation et de salaire et de l’autre, des pays moins riches, africains et asiatiques, qui souffrent de ce phénomène qui épuise leurs ressources humaines et augmente leur retard en termes d’essor économique et sociopolitique.

Selon certaines sources (3) , près d’un million de personnes ont quitté (en 2004) leur pays d’origine vers des pays plus riches; soit 15 % des diplômés de l’enseignement supérieur de ces pays. Les États-Unis (4) et les pays anglo-saxons en général (Canada, Royaume-Uni), ainsi que certains pays européens (France-Allemagne) continuent à exercer une forte attraction sur les élites et les compétences originaires du Sud.

Mais il est vrai aussi que le mouvement des départs ou d’expatriation va aussi du Nord vers le Nord (5). Toutefois, les motivations et les raisons qui poussent un citoyen européen à s’expatrier dans un autre pays occidental diffèrent de ceux d’une personne du Sud vers ce même pays et l’accueil n’est pas le même : ‘’un immigré entrera dans un pays étranger plus pour des motivations sociales et politiques alors qu’un expatrié sera plus motivé par des raisons professionnelles et économiques’’.

En effet, parmi les principales motivations qui poussent, par exemple, les français à l’expatriation, on retrouve les opportunités professionnelles, la valorisation d’une « expérience professionnelle à l’étranger » suivie généralement de celles du salaire et de l’évolution de carrière, voire même le bénéfice d’un régime fiscal plus avantageux.

Mais, si l’impact de la fuite des compétences qualifiées du Nord vers le Nord reste moins handicapant, car les retours sont fréquents, celle du Sud vers le Nord revêt un caractère plus déstabilisant (6). Le nombre des départs reste nettement supérieur à celui des retours.

Pour juguler les effets de ce phénomène dommageable à leur économique et préjudiciables à leur organisation sociale, les pays concernés ont réagi en mettant en œuvre des politiques multisectorielles confiées à des institutions publiques et soutenues par différents dispositifs juridiques, financiers et économiques.

Le Maroc n’a pas failli à cette règle. Le nombre des jeunes diplômés qui quittent le pays à la recherche de situations professionnelles et sociales plus avantageuses n’a cessé de progresser. Aujourd’hui la diaspora marocaine est l’une des plus nombreuses ; près de cinq millions d’individus répartis sur plusieurs dizaines de pays. Lorsqu’on observe l’apport en devise de cette diaspora à l’économie marocaine, il est heureux de constater que celui-ci est essentiel (7). Rien qu’en 2017, les transferts de fonds ont atteint (source OCDE) 6,2 milliards d’euros contre environ 5,9 milliards d’euros en 2016.  Et comme le souligne à juste titre l’ex-ministre chargé des Marocains résidant à l’étranger et des Affaires de la Migration, Abdelkrim Benatiq (8), il est « impossible de concevoir une dynamique économique sans la contribution des MRE ».

En effet, les transferts de devises ont permis de couvrir 64% du déficit commercial du Maroc. Plus de deux millions de personnes sont soutenues par un membre de la famille installé dans les différents pays de résidence. La valorisation et l’optimisation des transferts de fonds de la diaspora marocaine doivent par conséquent faire l’objet d’une politique nouvelle destinée en priorité à atténuer les effets des contraintes techniques et juridiques qui agissent comme un frein à l’investissement et à l’entreprenariat des membres de la diaspora marocaine.

Valorisation du capital humain

Au-delà de cette donnée économique et financière les questions qui méritent d’être également posées ici sont directement liées au problème de la valorisation du capital humain:

  • Quelles sont les dispositifs et les stratégies déployés par le Maroc pour favoriser le retour au pays de compétences marocaines qui souhaitent revenir ?
  • Quelles mesures sont prises pour contrer le départ vers l’étranger des compétences marocaines jeunes et qualifiées ?

Il n’est plus à démontrer aujourd’hui que les effets de la fuite de ces compétences et le non-retour au pays des membres de la diaspora sur l’économie marocaine, et en matière d’innovation et de recherche, sont considérables.

Si la philosophie générale concernant l’importance de la migration en tant que levier de croissance a été bien comprise par les responsables marocains, on ne peut pas en dire autant des moyens mis en œuvre ni des stratégies mobilisées pour impliquer les compétences de la diaspora dans le processus de développement. De nombreux freins restent actionnés et la confiance a du mal à s’instaurer en matière notamment d’investissement.

Et pourtant, la vision royale (9) est limpide à ce sujet. La feuille de route visant à inverser la tendance a été en effet clairement définie dans de nombreux discours du Roi. C’est le cas, à titre d’exemple, lors du discours royal du 13 octobre 2017 où il était question d’un modèle de développement national conçu selon une approche participative, incluant toutes les composantes de la société, y compris les partis politiques, la société civile, l’administration publique et l’entreprise. L’objectif de ce modèle étant de mettre en place une société attractive qui offrent les meilleures et les plus sérieuses opportunités aux compétences de sa diaspora, une société capable de retenir ses compétences et ses jeunes élites en leur offrant les meilleures chances d’épanouissement.

À différentes reprises, à l’occasion du discours du 29 juillet 2018 et de celui du 12 octobre 2018 prononcé à l’occasion de la rentrée parlementaire, le Roi est revenu sur le sujet, signalant la nécessité de la mise en œuvre de réformes économiques et sociales ambitieuses. Malheureusement, les partis de la coalition gouvernementale n’ont pas pu se mettre d’accord sur un mémorandum commun relatif à la vision sur le nouveau modèle de développement. Ce qui explique que jusqu’à ce jour, on n’a pas de document qui donne les directions et les orientations essentielles qui constitueront l’armature ou le socle du nouveau modèle de développement national.

La crise sanitaire a certes imposé à tous les décideurs et les acteurs sociaux économiques un contexte particulier et de réelles contraintes. Cette crise, qui a renversé les donnes, impose au gouvernement de revoir les priorités nationales. Ainsi, et compte tenu des conséquences et des incidences de cette crise sur l’économie et les rapports sociaux, et des incertitudes de l’après COVID-19, le Maroc a besoin plus que jamais de sa diaspora pour relever le défi de développement économique et humain.

Le Maroc peut certes profiter des moyens technologiques pour faire participer à distance sa diaspora à ses différents chantiers de développement. Mais il a surtout intérêt à favoriser, par une politique forte d’encouragement, l’intégration effective de cette diaspora dans le processus économique et politique. La diaspora est un capital humain riche en savoir, en savoir-faire et en expériences acquises au contact des sociétés d’accueil.

Mais le développement du capital humain passe non seulement par des réformes institutionnelles profondes aux niveaux de la formation et de l’éducation, des droits et des libertés publiques, de la justice économique et sociale, mais également par une remise en cause des facteurs de répulsion qui incitent et poussent les diplômés et les personnes qualifiées à s’expatrier. Le Maroc doit donc favoriser la mise en place de mécanismes (politiques, juridiques, financiers) à même d’encourager le retour des compétences au pays et de permettre à des spécialistes marocains d’exercer leurs capacités et savoirs techniques dans les secteurs et institutions clés du pays.

Il doit aussi veiller au transfert vers ses propres entreprises et laboratoires des nouvelles technologies numériques et les connaissances scientifiques par le biais des marocains expatriés. Il doit aussi diffuser la production scientifique au sein de ses universités, participer de manière active à la recherche scientifique et multiplier les activités d’expertise au profit du Maroc.

En somme, il existe des solutions susceptibles de créer une connexion entre le Maroc et les membres de sa diaspora les plus hautement qualifiée pour que le «brain drain» (fuite des cerveaux) devienne «Brain gain» (acquisition de compétences). Globalement, il y a deux façons de réaliser le Brain gain : soit par le retour des expatriés dans leur pays d’origine (option “retour”), soit par leur mobilisation en les associant à distance au développement de leur pays d’origine (option “diaspora”).

L’option “retour” a été réalisée avec succès dans divers pays nouvellement industrialisés tels que Singapour, Taiwan, Hong Kong et la Corée du Sud. Le bilan global de ce type d’initiatives et de programmes, a donné des résultats encourageants. Le Maroc peut s’en inspirer.

L’exemple de la Chine et de l’Inde sont à ce propos éloquents (10) .

La Chine a réussi à renverser la tendance en créant un écosystème technologique dynamique et en s’appuyant sur le succès de géants locaux tels que Alibaba et Huawei.

Le cas de l’Inde (11) est également significatif. Actuellement, plusieurs indiens ont pris les règnes des géants américains entre autres, Google ou Microsoft. En quelques années, l’inde est devenue l’une des principales destinations en termes d’offshoring. Pour endiguer la fuite des cerveaux le gouvernement indien, exige des étudiants en médecine qui partent à l’étranger de signer un contrat promettant de revenir en Inde après avoir terminé leurs études.

Les atouts du Maroc

Le Maroc a sans doute des atouts à faire valoir. Mais, pour renverser la tendance en sa faveur et garder ses élites, plusieurs mesures s’imposent :

– La mise en place de réformes institutionnelles pour inciter l’investissement et l’entrepreneuriat pour encourager le partenariat public-privé ;

– Valorisation du mérite et de la compétence ;

– Amélioration de la qualité de la formation, particulièrement en entrepreneuriat au profit des jeunes marocains tentés de quitter le pays faute d’emploi ;

– Création d’un socle d’interconnexion propice à la mobilité et aux échanges de savoirs.

– Favoriser la circulation du savoir entre les compétences de la diaspora marocaine et les structures locales en vue de relancer ou de créer des dynamiques de développement au niveau du territoire, de la commune ou de la religion ;

– Inciter les représentations diplomatiques du Maroc à l’étranger à intensifier la diplomatie culturelle et favoriser la politique de proximité avec les jeunes générations des marocains afin de renforcer leurs liens avec le pays d’origine ;

– Offrir un environnement attractif, juridiquement sécurisé, aussi bien aux marocains de l’étranger désireux de revenir au pays qu’aux locaux décidés d’y rester ;

– Encourager les partenariats avec des centres de recherche étrangers et permettre aux chercheurs marocains d’y trouver leur place. C’est une possibilité sérieuse de nature à valoriser le capital humain existant.

En tout état de cause, il faut établir/rétablir la confiance entre les hommes politiques marocains et les opérateurs économiques mais aussi les membres de la diaspora marocaine. Abdellatif Jouahri, Gouverneur Wali de Bank Al-Maghrib, n’a pas hésité à souligner que le contexte politique actuel inspire peu de confiance. Il va sans dire que ce type de climat anxiogène amène les opérateurs économiques à prendre moins de risques et pousse les compétences à quitter le pays à la recherche d’un environnement plus favorable et où ils puissent s’épanouir.

L’APEBI (la Fédération marocaine des Technologies de l’Information, des Télécommunications et de l’Offshoring) qui a lancé un institut pour permettre la reconversion d’un nombre d’ingénieurs vers les métiers d’avenir, suggère la réalisation d’un diagnostic, afin de déceler les vrais problèmes qui font mal à notre économie. C’est un fait, la fuite des cerveaux et des compétences qualifiées constitue indéniablement l’un de ces problèmes majeurs qui contrarient l’essor économique du pays.

On parle souvent de ceux qui quittent le Maroc, mais on ne parle que rarement des marocains qui ont décidé de retourner au Maroc et qui y enregistrent de réelles réussites. Il y a aussi le cas des étrangers, hautement qualifiés, qui s’installent au Maroc pour des raisons économiques. Entre 2004 et 2014, leur nombre est passé de 30 000 à 80 000. Ce phénomène est lié principalement au développement au Maroc de l’offshoring qui représente le deuxième plus grand créateur d’emploi au Maroc. C’est même, selon les spécialistes, le champion du plan d’accélération industriel avec un chiffre d’affaire qui progresse de plus de 25% chaque année.

Enfin, le Maroc est appelé à développer son propre capital humain, non seulement en mettant en œuvre des réformes audacieuses dans les domaines de la formation et de l’éducation, mais également en procédant à une remise en cause totale des facteurs de répulsion (corruption, lenteur administrative, liberté d’action et d’innovation) qui empêchent les investisseurs étrangers et les porteurs de projets de franchir le pas de l’installation définitive au Maroc. L’incitation des diplômés et des personnes qualifiées à rester dans le pays pour contribuer à son développement passe par tous ces efforts et a besoin de changements profonds.

Notes  :

(1) À noter que d’autres concepts sont utilisés par les économistes ou d’autres spécialistes pour désigner le même phénomène, tels que ‘’exode des cerveaux’’ ou ‘’fuite du capital humain’’

(2) Selon certaines sources : le nombre de migrants internationaux est en constante augmentation. Il passe d’environ 150 millions de personnes en 2000, à 230 millions en 2014 (analyse des stocks) ». Cf :  Véronique Ancey, Gérard Azoulay, Chantal Crenn, Daniel Dormoy, André Mangu, André Thomashausen, Mobilités et migrations. Figures et enjeux contemporains, Éditions Harmattan, 2014, p. 16

(3) Gaston-Jonas Kouvibidila, La fuite des cerveaux africains, le drame d’un continent réservoir, Éd. Harmattan, 2009

(4) Au début des années 1930, le célèbre scientifique et physicien allemand  Albert Einstein a fui vers les Etats Unis.

(5) A-M Gaillard et J. Gaillard, Les enjeux des migrations scientifiques internationales. De la quête des savoirs à la circulation des compétences, Paris, Harmattan, 1999

(6) Frédéric Docquier, « Fuite des cerveaux et inégalités entre pays », Revue d’économie du développement, ? février 2007, p. 49-88

(7) Zakya Daoud, Marocains des deux rives, Paris, Ed. L’Atelier, coll. « Les acteurs du développement », 1997, 171 p

(8) « Benatik courtise les Marocains de Belgique », L’Économiste,? 22 mars 2019

(9) Fouad Laroui, « Mohammed VI et les Marocains du monde », Jeune Afrique,? 5 août 2014

(10) William Berthomière et Christine Chivallon (dir.), Les diasporas dans le monde contemporain, Paris, Karthala, 2006

(11) Brij V. Lal, (Sous la direction de), Encyclopédie de la diaspora indienne, Éditions du Pacifique, 2008.

Par Azeddine Mraizika,  Professeur à l’université Sultan Moulay Slimane de Beni-Mellal, pour Maghreb Canada Express, Vol. XVIII, N°11 , pages 6-7, Novembre 2020.

LIRE L’ÉDITION DU MOIS DE NOVEMBRE 2020

By AEF