«Yakoulni el hout ou mayakoulnich eddoud (Je préfère être dévoré par les poissons plutôt que par les vers [dans mon pays !]», tel est le leitmotiv des harraga (surnom arabe donné aux migrants clandestins), ces jeunes algériens (et maghrébins ou subsahariens en général ; NDLR) qui tentent par milliers, chaque année, la traversée clandestine de la Méditerranée en direction de l’Union européenne (UE), au péril de leur vie dans des embarcations artisanales. Un aller sans retour pour «l’Eldorado» ou… la mort. Pour cela, ils invertissent près de 5000 euros. «On vous laisse le pays !», lancent-ils sur des vidéos postées sur les réseaux sociaux au moment du départ aux dirigeants du régime. Ou encore : «Nous savons que la mer c’est dangereux, mais mieux vaut tenter sa chance (ou se noyer) que de rester au pays.
Jeunes et moins jeunes, femmes et enfants, c’est la ruée vers les côtes espagnoles et italiennes.
Si la majorité des candidats au départ sont des hommes de moins de 30 ans, il n’en reste pas moins que parmi les harraga, il y a des femmes avec leurs enfants, des mineurs et des universitaires. La traversée n’est pas sans risques. Si les plus chanceux arrivaient à destinations sains et saufs, beaucoup parmi ces «despérados» des temps modernes se noient, périrent et d’autres portés disparus à jamais. En mai dernier, onze migrants cherchant à joindre clandestinement les eaux espagnoles, sont morts noyés après le naufrage de leur embarcation au large des côtes ouest algériennes (Tipasa). Les chiffres communiqués par le Centre international pour l’identification de migrants disparus (CIPIMD) sont alarmants. Au 30 décembre 2021, plus de 40.100 personnes étaient entrées en Espagne à bord de 2.124 embarcations. En 2019, ce sont 26.103 harraga qui prennent place à bord de 1.217 embarcations, soit une augmentation respective de 53% et 74%.
«La nationalité algérienne occupe le premier rang parmi les migrants, tandis que les autres relevant d’autres nationalités multiples, arrivaient aux Canaries», selon la présidente de cette ONG, qui ajoute : «L’exode d’Algériens est une réalité douloureuse. Ils partent, car ils sont désespérés, tant ils ne voyaient de salut pour leur avenir qu’en Europe où ils espéraient et espèrent toujours pouvoir aider leurs familles restées en Algérie. Malheureusement, il n’y a aucune réaction positive de la part des responsables à même de répondre à leurs attentes, d’où tous ces drames que nous vivons chaque semaine, voire quotidiennement».
De nombreuses tentatives de traverser la Méditerranée se sont terminées en tragédies. L’année 2021 a enregistré la disparition en mer de 413 harraga algériens, selon le bilan émis par le CIPIMD. D’après cette organisation non gouvernementale espagnole, «51 embarcations ont chaviré durant l’année 2021. À leur bord se trouvaient 487 personnes, dont 413 Algériens qui représentent plus de 90% des disparus recensés en Espagne. Il s’agit, d’après la même source, d’une hausse très importante, comparativement à l’année 2020 durant laquelle 291 personnes avaient disparu avec 27 embarcations. Depuis le début de l’année en cours (2022), des chiffres recueillis par le ministère espagnol de l’Intérieur font état de 11.000 harraga algériens interceptés et accueillis par l’Espagne».
Kouceila Zerguine, avocat spécialiste en droit de migration, apporte un éclairage sur cette fuite collective qui a pris des proportions alarmantes ces dernières années (…) Selon lui, «ce malaise national dont je parle s’inscrit aussi dans un contexte international qu’est l’écart de liberté et du droit existant entre le Sud et le Nord. Nous avons nos problèmes nationaux, mais également internationaux, notamment l’entrave au droit international de la liberté de circulation».
Dans un rapport publié par une ONG internationale sur le système des visas, il est constaté que trois personnes sur cinq ont déjà demandé un visa plus de trois fois et qu’il leur a été refusé, sans raison valable, à leurs yeux. Cela veut dire qu’au départ elles ont choisi la voie conventionnelle, mais elles ont fini par opter pour des voies irrégulières après avoir vu leur demande de visa refusée par les différents consulats des pays du Nord.
Aujourd’hui, même les prétendants à ce phénomène de la « harga » ont changé de stratégie, après notamment le renforcement des dispositifs sécuritaires en mer. Ainsi, ils préfèrent partir, par exemple, en groupes de plus ou moins vingt embarcations. De la sorte, si la marine arrive à en retenir une partie, l’autre partie peut réussir et continuer son voyage, détaille le même intervenant.
Le Dr Mahmoud Boudarene, psychiatre et auteur, notera pour sa part dans une tribune publiée sur son blog : «L’émigration clandestine, la harga, ne veut pas tarir. Un phénomène qui signe d’une part l’échec de la politique de répression « concoctée » par l’Etat algérien et confirme d’autre part – ce qui me parait plus important – le revers des différents programmes du chef de l’Etat. De toutes les manifestations du désespoir des jeunes algériens (émeutes, suicide, toxicomanies, etc.), le phénomène de l’émigration clandestine est celui qui caricature au mieux la faillite de la gouvernance du pays.
Faut-il, en effet, souligner que ce phénomène a fait irruption au moment même où l’Algérie se trouve dans une aisance financière jamais encore observée depuis son indépendance ? Un enrichissement qui dure depuis maintenant le début des années 2000 et qui ne profite pas au citoyen.».
Signalons par ailleurs qu’en juin dernier, les corps sans vie de deux adolescents ont été découverts dans la soute d’un avion de la compagnie aérienne Air Algérie qui était à l’arrêt sur le tarmac de l’aéroport d’Alger. Les victimes dont l’âge varie entre 20 et 23 ans, cherchaient à se rendre clandestinement en Europe. En mars dernier, à l’aéroport de Constantine, un mineur de 16 ans avait réussi à monter clandestinement dans un avion d’Air Algérie à destination de la France. Il y était arrivé sain et sauf après avoir fait le voyage dans la soute à bagages.
En panne d’initiatives pour remédier à ce phénomène qui a pris des proportions alarmantes ces dernières semaines, le gouvernement algérien a promulgué en 2009 des dispositions pénales contre la migration irrégulière par voie maritime. Cette répression décriée par les défenseurs des droits de l’homme n’a pas eu d’effet dissuasif sur les milliers de jeunes « harraga » tentés par une vie meilleure sous d’autres cieux plus cléments.
Par Ahcene Tahraoui pour Maghreb Canada Express , Vol. XX, N°09 ,(Édition électronique), MOIS de Septembre 2022