Le vieux-continent et notamment en son sein les pays d’accueil de l’immigration marocaine à la fois traditionnels (la France, la Belgique, les Pays-Bas) mais également les plus récents (Espagne, Italie, voire l’Allemagne et la Grande-Bretagne) semblent céder le pas à l’attraction du nouveau-monde, c’est-à-dire des États-Unis et du Canada. En raison même de ce basculement entre la proximité du pourtour méditerranéen, du domaine européen de l’Ouest d’une part et de l’éloignement de l’Amérique du Nord de l’autre, il convient d’engager l’hypothèse que ce sont de nouveaux types de migration qui émergent dans le contexte américain et canadien. Des questions, somme toute triviales permettront d’appuyer cette démarche de la connaissance du fait migratoire :

  • Qui sont ces migrants qui font le choix de partir si loin ?
  • Quel sens donnent-ils à leur migration ?
  • Quelles difficultés d’insertion rencontrent-ils une fois établis dans les pays d’accueil ?
  • Quelles ressources mobilisent-ils pour y faire leur place ?
  • Quels types de relations (affectives, rationnelles, nostalgiques etc.) développent-ils avec leur pays d’origine, le Maroc ?
  • De quel potentiel entrepreneurial disposent-ils en termes de capital économique, culturel, scolaire, social ou même symbolique et comment le traduisent-ils dans le tissu économique du pays d’origine, d’accueil ou sous forme, permettez moi l’expression de nomadisme entrepreneurial ? Dans quels secteurs d’activités excellent-ils ?
  • Peut-on en dernière analyse tenter de dégager des typologies de l’entrepreneuriat migrant avec toutes les nuances qu’il peut comporter ?
  • In fini y-a-t-il des analogies, des similitudes avec le type dominant de l’entrepreneuriat migrant en Europe ?

Sans aller plus avant dans la formulation des questions qui appellent des réponses puisées dans l’empirie du terrain faisant la part belle au témoignage des acteurs eux-mêmes de cette migration et de leurs expériences respectives, leur trajectoire de vie entrepreneuriale ou salariale. Certes ces regards sont investis d’une subjectivité, mais intéressent grandement le regard sociologique ou des sciences sociales en ce sens que nous pouvons utilement « objectiver le sens subjectif » en identifiant les conditions socio-économico-politiques qui ont favorisé l’émergence de l’entrepreneuriat migrant et aussi le choix de retourner au pays d’accueil pour y entreprendre  ou tout simplement pour y travailler.

L’Amérique du Nord représente la région du monde la plus immigrationniste, ce sont les sociétés du melting pot qui constitue une expérience unique dans l’histoire humaine. Ce creuset reposant sur l’assimilation et le culte de la liberté, notamment économique et de la démocratie comme modèle de gouvernance.

La sociologie de l’immigration a prospéré là-bas dépassant le « vieux-continent » après l’avoir dépouillé de son intelligentsia à la fois économique et scientifique pour des raisons que l’on connait, c’est-à-dire relatives à l’avènement du nazisme et des idéologies totalitaires en Europe.

Un symbole : l’école de Chicago, notamment la deuxième génération de cette école qui a véritablement théorisé sur la mobilité écologique des migrants passant du ghetto jusqu’à élire résidence dans les quartiers d’affaires. Le plus connu des ouvrages classiques ayant traité de cette question est celui de Louis Wirth « le ghetto ». Le passage du ghetto, première chute du migrant, au quartier résidentiel et d’affaires, ne se fait pas à l’évidence du jour au lendemain. Cela prend assurément beaucoup de temps et le migrant devrait déployer toutes ses ressources financières et relationnelles pour avancer dans le processus d’assimilation et partant de réussite économique.

A cet égard, nous pouvons nous interroger si les migrants marocains en Amerique du nord connaissaient ce processus de mobilité écologique et le cas échéant selon quelles modalités. Au cœur des témoignages, ce qui est intéressant de scruter est la problématique de la rationalité des acteurs : la migration, le retour au Maroc, le choix professionnel, résultent-ils du hasard, des accidents de parcours, des bifurcations biographiques ou sont-ils organisés et font l’objet d’un véritable projet ?

Pour expliquer pourquoi il est plus aisé dans le contexte américain de trouver des migrants acteurs économiques que des chercheurs traitant de ce sujet, je pourrais citer une phrase prémonitoire de Baudelaire dans sa présentation de l’œuvre de l’écrivain américain Edgar Allan Poe : « Les États-Unis sont un pays gigantesque et enfant, naturellement jaloux du vieux continent. Fier de son développement matériel, anormal et presque monstrueux, ce nouveau venu dans l’histoire a une foi naïve dans la toute-puissance de l’industrie ; il est convaincu, comme quelques malheureux parmi nous, qu’elle finira par manger le Diable. Le temps et l’argent ont là-bas une valeur si grande ! L’activité matérielle, exagérée jusqu’aux proportions d’une manie nationale, laisse dans les esprits bien peu de place pour les choses qui ne sont pas de la terre ».

Cette phrase est annonciatrice du modèle nord-américain en matière de la socialisation du fait migratoire (loterie, immigration choisie, discrimination positive et autres CV anonyme) : la tendance pour celle et ceux qui migrent vers l’Amérique du nord consiste à s’enrôler dans des écoles de management et extensivement à se lancer dans des carrières entrepreneuriales que de poursuivre l’enseignement long parcours, ce qu’on appelle naguère les Humanités.

Par Brahim LABARI, Sociologue, Professeur à l’Université Ibnou Zohr AGADIR

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