Par Abderrafie Hamdi (Rabat, Maroc)
Mohamed Benaïssa s’est éteint, emportant avec lui une vision rare, celle d’un homme d’État convaincu que le véritable développement ne peut se construire sans que la culture en soit le cœur battant. Il savait que nul progrès n’était possible sans une culture capable d’orienter les comportements et de fixer des objectifs à la société.
Avec sa disparition, le Maroc perd une figure singulière, un homme qui sut concilier politique et culture, diplomatie et créativité, lucidité d’homme d’État et finesse d’intellectuel. Mohamed Benaïssa n’était pas seulement un haut responsable occupant des postes prestigieux ; il était avant tout un homme de projet, un homme de vision, persuadé que la politique ne se résume pas à la gestion du quotidien, mais qu’elle est avant tout un art : celui de guider les sociétés vers un avenir plus vaste.
Mais il s’en est allé à une époque où il devient rare de voir un homme politique passionné de lecture, porteur d’une pensée structurée, ou engagé dans un véritable projet de société. Notre paysage politique s’est appauvri, perdant une grande partie de sa profondeur. La politique s’est réduite à des tactiques à court terme, tandis que la place des intellectuels dans le façonnement de l’opinion publique a reculé au profit des réseaux sociaux et des discours populistes.
Le philosophe français Paul Ricœur disait : “La culture, c’est ce qui nous rend plus qu’un simple être biologique.” C’est précisément cette idée que Mohamed Benaïssa avait comprise très tôt.
Asilah… Une ville marquée à jamais par l’empreinte de Benaïssa
En août 2023, comme chaque année depuis longtemps, j’ai passé quelques jours à Asilah, cette ville que j’aime d’un amour inégalé, à l’exception peut-être de celui que je porte à Ouezzane. Mais cette fois-là, j’ai trouvé les travaux enlisés, notamment sur la corniche, donnant à la ville un air triste en pleine saison touristique. J’ai alors publié une photo du coucher de soleil sur ma page Facebook, accompagnée de ces mots : “Hier, au crépuscule, j’ai été témoin du départ des derniers oiseaux d’Asilah… Tristes de voir la ville décliner.”
Mohamed Benaïssa n’était pas indifférent à cette observation. Il l’avait probablement lue à travers un ami commun. Quelques mois plus tard, nous nous sommes croisés à l’embarquement d’un vol de retour depuis Genève. Par respect et admiration, je l’ai aidé à ranger son bagage à main, malgré sa modestie et son insistance à s’en charger lui-même. Puis, avec son habituel ton posé, sa voix digne d’un grand orateur et son sourire complice, il m’a glissé : “S’i Abdelrafie, les oiseaux sont revenus… Et toi, quand reviendras-tu à Asilah ?”
Une phrase qui en disait long. Mohamed Benaïssa ne parlait pas seulement des oiseaux. Il faisait allusion à l’âme d’Asilah, celle qu’il s’était toujours efforcé de préserver malgré les obstacles, les mutations, et le temps impitoyable.
Je ne suis pas retourné à Asilah à l’été 2024. Mais le destin a voulu que je partage avec lui une dernière aventure : un ouvrage collectif en hommage à une autre grande figure, Omar Azziman. Il y avait apposé son témoignage, et moi le mien. J’avais promis à Mohamed Benaïssa que, si la vie me le permettait, je reviendrais à Asilah cette année.
Mais le destin en a décidé autrement.
Adieu, Mohamed Benaïssa… Adieu à l’homme qui croyait en la culture jusqu’au bout Un jour, les oiseaux ont quitté Asilah. Mais ils reviendront, inévitablement… Comme reviennent toujours les grandes idées. Comme demeurent à jamais les empreintes des grands hommes dans la mémoire des peuples.