Par Ahmed Saber (1) (Rabat, Maroc)

Depuis la séparation des 13 colonies britanniques vis-à-vis de la Grande Bretagne,  la déclaration d’indépendance le 4 juillet 1776, l’élaboration de la constitution américaine en 1787 établissant  une République fédérale, les États-Unis d’Amérique (USA) ont adopté, jusqu’à 1918, une politique étrangère prônant l’isolationnisme et un interventionnisme limité dans les grandes et épineuses questions internationales. En effet, au cours du 19ème et jusqu’à 1918, les États Unis ont adopté une politique de neutralité, surtout à l’égard des puissances européennes de l’époque, et notamment la France et l’Angleterre.   

Loin de l’Europe et surtout de la France et de l’Angleterre,  et fortement protégés par deux océans, les USA étaient obnubilés par un seul objectif : l’extension vers l’Ouest, l’appropriation du Mississippi et des principales voies navigables, de  la Nouvelle-Orléans,  de la Floride et de la Louisiane en entamant des négociations avec l’Espagne et surtout avec la France. Les USA souhaitaient ainsi s’approprier des territoires de l’Ouest par lesquels transitait presque tout le commerce avec le golfe du Mexique.

Thomas Jefferson, 3ème président américain (1801- 1809) apprécie la diplomatie et déteste la guerre. Mais,  pour lui, il était hors question d’avoir Napoléon comme voisin. Les États-Unis de Jefferson s’accommodaient du  voisinage avec les espagnols qui leur permettaient la navigation sur le Mississippi et l’utilisation du port de la Nouvelle-Orléans. Le président Jefferson, qui ne voulait surtout pas que la Louisiane tombe dans les mains de la France qui s’imposerait,  de ce fait,  comme un voisin indésirable, craignait aussi une révolte des esclaves du Sud. En 1804, les USA ont pris possession de la Nouvelle-Orléans et de la Louisiane. Ils  se débarrassaient ainsi d’une grosse épine dans le pied, sans recourir à des guerres qui risquaient d’être sanglantes.

 Fortement protégés par deux océans et ayant des voisins sud-américains faibles, les USA n’avaient pas intérêt à entrer dans un jeu d’alliances comme la France et la Grande Bretagne qui étaient qualifiées, à l’époque,  de tyran des terres (France) et tyran des mers (Angleterre). Partant de ces éléments géopolitiques,   les responsables étasuniens  ont opté pour une politique visant un développement économique fulgurant de leur jeune pays pour en faire  une puissance économique mondialement respecté. Sur le plan politique, ils voulaient faire des USA un pays de référence en matière de démocratie et des libertés.  Largement inspirée des Lumières avec des principes comme l’égalité entre les hommes, le droit inaliénable à la vie, la liberté et le droit au bonheur…etc…, la constitution  de 1787 qui établit une république fédérale, a fourni les principaux piliers et outils juridiques auxquels  les dirigeants américains ont eu recours pour bâtir une jeune nation encadrée par une  démocratie incomparable à l’époque.

Concernant les relations étrangères, les USA ont adopté, entre 1823 et 1918, une politique fondée sur la tendance dite « isolationnisme ».  Érigée en doctrine par le 5ème président américain, James Monroe (1758-1831), cette stratégie prône la non-intervention ou une intervention minimale dans les grandes questions internationales. En même temps, Monroe s’opposait vigoureusement  à toute intervention européenne dans les affaires des  Amériques (le Nord comme le Sud).

Ce n’est qu’en 1917 que les USA, dirigés à l’époque par le président Woodrow Wilson, ont rompu avec  l’isolationnisme en décidant de s’engager militairement dans la première guerre mondiale. Wilson qui voudrait paraître comme le sauveur de l’Europe et de la démocratie dans le vieux continent, ambitionna  aussi d’imposer le multilatéralisme et les principes de droit, au lieu des alliances des puissances et ce, pour éviter les conflits sanglants et pour  que la première guerre mondiale soit la dernière grande guerre dans le monde. Par la suite et vu l’évolution des événements, il s’est avéré que c’était un vœu  pieux qui a entraîné la disparition de la SDN et son remplacement par l’ONU, en 1945. 

Après 1945, le monde a complètement changé. Les régimes totalitaires et fascistes ont été battus et l’ordre international a été renversé. Le monde a été divisé en deux blocs antagoniques. D’un côté, il y a un  bloc de l’Est, dirigé par l’URSS communiste et de l’autre, le bloc de l’Ouest, placé sous le parapluie américain. C’est la période de la guerre froide et de la rivalité idéologique atroce. Les États-Unis prennent les rênes et les manettes et se positionnent à la tête du monde occidental pour endiguer l’expansion du communisme dans le monde et soutenir les régimes ayant opté pour le libéralisme et la démocratie occidentale. Ainsi,  d’un pays idéaliste et moraliste, les USA ont dû revoir leur copie et décident de placer leurs intérêts politiques et surtout économiques à la tête de leurs ambitions et objectifs non avoués.  L’intervention des USA au Chili en 1973 et leur fort soutien à Pinochet, qui a renversé un gouvernement légitime  dirigé par Salvador Allende, illustre parfaitement la nouvelle politique étrangère américaine qui devait passer de la promotion  des principes démocratiques à la défense des intérêts américains de par le monde.

Parmi  les grands et chevronnés diplomates américains qui ont été appelés à mettre en œuvre cette nouvelle orientation de la diplomatie américaine, après la deuxième guerre mondiale et au moins jusqu’à la fin du XXème siècle, il  y a un nom incontournable, une figure qui s’impose, c’est  Henry Kissinger. Ce dernier a occupé le poste de conseiller à la sécurité nationale des USA (1969-1975) avant d’être nommé au poste  de Secrétaire d’État des États-Unis (1973- 1977).  

Plusieurs années après la fin de sa mission à la tête  du State Department (ministère fédéral des Affaires Étrangères),  Kissinger  a écrit un livre intitulé (Diplomacy). Publié en 1994, cet ouvrage retrace l’histoire de la diplomatie occidentale du XVII ème siècle Jusqu’ à l’ère des grands bouleversements géopolitiques qui ont remodelé l’ordre international au début de la décennie 90 du siècle dernier. 

 Le  livre en question permet aux lecteurs attentifs de bien comprendre les dessous de la stratégie internationale du pouvoir et des rapports de force qui façonnent la planète.  

Ce qui est intéressant à connaître, avant même d’entamer la lecture de ce livre de référence dans le domaine diplomatique, c’est que Kissinger n’est pas seulement un auteur qui s’est limité à étudier la  géostratégie : C’est un haut responsable américain, d’origine allemande, qui a pratiqué et façonné, voire bousculé, à sa manière, la géostratégie. D’où l’importance et le grand intérêt de sa théorie des relations internationales qu’on va essayer de décortiquer sans altérer le fond et la substance de sa pensée.

Pour mieux comprendre les grands enjeux et les actions diplomatiques, Kissinger s’est posé trois grandes questions pertinentes. D’abord, il chercha à comprendre comment les grandes puissances pensent –t- elles notre monde ? Ensuite, il voudrait connaître les règles cachées, les non-dits, qui dirigent la diplomatie. Enfin, il souhaita expliquer pourquoi, il est très difficile de stabiliser l’ordre international et maintenir la paix dans le monde.    

Kissinger n’était pas un historien objectif et neutre qui s’intéresse à l’histoire des relations internationales et de la diplomatie. Il  s’est emparé de la plume pour écrire en stratège. Kissinger n’était pas un simple spectateur, mais un haut responsable  qui a agi et actionné les manettes. Il a construit toute sa théorie et sa vision sur une idée fondamentale qui lui a permis de tout expliciter ou presque. Il estime que « le système international repose sur une tension permanente entre l’idéalisme et le réalisme ».  Autrement dit, un conflit permanent entre des rêveurs et des décideurs pragmatiques.

Dans son analyse historique, Kissinger estime que les relations internationales et la situation dans le monde dépendaient des rapports conflictuels entre un courant européen prônant la « Realpolitik/Raison d’Etat » comme doctrine et mode d’action, et le courant américain qu’il a qualifié « d’idéaliste ».

L’Europe était favorable à la « Realpolitik », un système de pensée complexe dont l’objectif premier est d’éviter qu’une nation ou un empire n’arrive à devenir une puissance militaro-économique capable de dominer les autres pays et partant tout le continent.  L’objectif recherché par l’Europe d’avant la première guerre mondiale est de maîtriser les ficelles du jeu d’équilibre pour maintenir un statu-quo qui s’est avéré, à plusieurs reprises, trop fragile pour résister à certaines forces dévastatrices.

En face de l’Europe, il y avait une autre puissance qui a émergé dans un vaste territoire situé au-delà de l’Atlantique à savoir les États Unis d’Amérique (USA). Pour Kissinger, cette nouvelle puissance est née avec « une vocation morale, une mission quasi-divine », pour certains. Les USA ne s’intéressaient pas à l’équilibre des puissances, comme l’Europe, mais ils affichaient une autre ambition, une ambition idéaliste et morale. Au lieu de chercher à créer un espace d’équilibre entre  les pays, les USA s’octroient le rôle « d’avocat juste ». Ils veulent défendre, à tout prix, la liberté érigée en principe cardinal, la démocratie et bien sûr la paix permanente à l’échelle mondiale et non seulement au niveau de l’Europe.

Ces deux visions diamétralement opposées et antagoniques se sont confrontées à plusieurs reprises. L’Europe, par excès de pragmatisme voudrait à tout prix arriver à stabiliser ce système imparfait qui risque d’imploser à tout moment. Idéalistes, les américains veulent transformer, de fond en comble, le système mondial construit selon les paradigmes européens.

Pour comprendre l’histoire diplomatique, au moins, depuis le début du XXème siècle et notamment après l’intervention armée des USA à la fin de la première guerre mondiale, sur ordre de Woodrow Wilson, le 28ème président des USA, il faut revenir aux origines de cette opposition qui a structuré toute l’histoire diplomatique, après le premier conflit mondial.

Depuis le 17ème siècle jusqu’à la fin du 19ème siècle, le modèle diplomatique européen a été édifié sur la notion de l’équilibre des puissances, c’est-à-dire un système créé pour permettre à chaque puissance de limiter l’action de l’autre.  Parmi les grands diplomates et hommes d’États  qui ont adopté cette stratégie, il y a deux grandes et influentes figures de la diplomatie européenne du 17ème et 18ème siècle qu’il faut citer.

Tout d’abord, il y a le Cardinal de Richelieu (1585-1642),   un homme de l’église qui était aussi le  principal ministre du Roi Louis XIII. Durant son mandat de premier ministre, Richelieu s’est vigoureusement engagé dans trois voies à savoir : l’amenuisement de la puissance de l’Autriche en soutenant les farouches ennemis de cette dernière, l’anéantissement du pouvoir politique des protestants, et enfin le contrôle strict de la noblesse pour asseoir les bases pour une monarchie absolue en France. Conformément à sa stratégie, Richelieu déclara la guerre à l’Espagne en 1635. Par ailleurs, Il faut mentionner que Richelieu a été fortement soutenu par la famille des Médicis (12ème– 18ème siècle), une puissante et influente dynastie de  banquiers de Florence qui sont devenus les maîtres de la Toscane.

L’autre homme fort de l’Europe d’antan n’est autre que Klemens Metternich  (1773- 1859),  un diplomate chevronné et un puissant homme d’État d’Autriche qui, et à l’instar de Richelieu, était très attaché au concept de l’équilibre des puissances en ce qui concerne les relations étrangères. Sur le plan interne, Metternich était très favorable à l’absolutisme, voire à la  tyrannie pure et simple.

Conformément à l’ancien système européen des relations internationales, chaque puissance devait chercher à limiter l’action éventuelle de l’autre. Le but principal recherché par les uns et les autres protagonistes n’est pas d’instaurer une amitié éternelle mais d’ériger des obstacles et des garde-fous pour qu’aucune puissance de l’espace européen ne passe à un niveau supérieur, un niveau qui lui permet de devenir une puissance hégémonique. Conformément à cet ancien modèle européen des relations internationales, la paix recherchée ne doit pas reposer sur la confiance mutuelle mais sur la peur et la crainte d’autrui. La confiance mutuelle, qui s’est avérée un vœu pieux a été remplacée par la dissuasion et l’équilibre de la terreur.

A cette époque, les USA avaient adopté une autre logique, une logique diamétralement opposée à celle prônée par l’Europe. En effet, durant plusieurs décennies, les USA ont refusé de prendre part à un quelconque jeu d’influence des pays du vieux continent, un jeu à somme nulle.

 En dépit  de ses innombrables faiblesses, ce système a permis aux pays du continent européen de survivre pendant trois siècles de guerre, d’intenses rivalités et d’ambitions démesurées des puissances de l’époque (17ème-18ème siècle).

Néanmoins, le modèle européen souffrait de plusieurs failles et d’innombrables faiblesses qui ne lui ont pas permis de prévoir les « folies dévastatrices »  des États guidés et orientés par des paradigmes  idéologiques absolus, tels que l’Allemagne nazie, l’Italie fasciste, et l’URSS communiste. Cette dernière faisait tout pour élargir sa zone d’influence en déclenchant des putschs ou des révolutions prolétariennes dans des pays qui fonctionnaient selon les principes capitalistes, les lois du marché et les principes d’une  démocratie occidentale altérée et  infectée par une  utilisation massive, opaque et  désastreuse de l’argent,  par certains  « mercantilistes politiques ».

A la fin de la première guerre mondiale, une guerre purement européenne, a eu lieu sur le sol européen,  les USA ont décidé d’intervenir et de prendre part activement à ce conflit mondial. Sur ordre de Woodrow Wilson, le 28ème président américain, les USA ont décidé d’intervenir militairement dans ce conflit (qualifié injustement de planétaire) , non pas pour sauver ou rétablir l’équilibre fracassé mais pour imposer d’autres principes, d’autres valeurs et un nouveau logiciel pour changer le fonctionnement du monde.

En 1939, l’Allemagne nazie et l’Italie fasciste ont fait exploser le projet de modèle piloté par les États-Unis qui croyaient que le multilatéralisme, l’existence d’une organisation intergouvernementale universelle telle que la SDN  (Société des Nations) et le droit international pourraient maintenir l’ordre international souhaité par les responsables américains.

 Durant la longue période allant de  la fin de la première guerre mondiale  à la chute du mur de Berlin (1989) et la dislocation de l’empire soviétique en 1991, l’ordre international, que les américains voudraient imposer au monde entier, a été constamment secoué. Tout d’abord par l’émergence, entre les deux guerres, de l’idéologie totalitaire (Allemagne et Italie), puis par une confrontation permanente entre le bloc de l’Est et celui de l’Ouest, au cours de la période de la guerre froide.   

Après la mort de Staline en 1953, l’URSS adopta, au moins dans la sphère visible de sa politique, une nouvelle doctrine devant régir ses relations extérieures. C’est la politique dite de la coexistence pacifique qui a été lancée par Khrouchtchev en 1956 dans un cadre politique plus général appelé « le dégel ». Par  cette nouvelle doctrine de politique étrangère, les responsables soviétiques invitèrent les pays ayant des systèmes politiques différents (communistes et capitalistes)  à coopérer et à vivre ensemble paisiblement,  au lieu de entre-déchirer en permanence. 

Selon Kissinger, Wilson avait le grand mérite d’imposer une idée totalement nouvelle, une idée que certains ont qualifiée de révolutionnaire par rapport à l’époque. Selon cette nouvelle conception américaine, la guerre ne doit pas déboucher sur la paix seulement. La paix ne doit aucunement être le résultat  de la dissuasion ou de la peur, elle doit reposer sur des principes plus élevés, c’est-à-dire le droit international, la justice et les valeurs démocratiques pour tout un chacun et sans exclusion aucune. Apparemment, cette  vision du monde apparaît séduisante et même noble. Mais pour Kissinger, c’est une vision « terriblement idéaliste et fortement naïve » qui a largement contribué à l’échec retentissant et amer du Traité de Versailles, signé le 28 juin 1919, pour mettre fin à la première guerre mondiale.

Sans mentionner tous ses aspects négatifs,  le traité de Versailles était un échec total puisque fondé sur une vision terriblement naïve, selon Kissinger. Cet échec a conduit à l’effondrement total de l’ordre mondial à la fin des années 30 du 20ème siècle avec le déclenchement des hostilités en septembre 1939 entre les pays de l’Axe et les Alliés, à cause d’ambitions expansionnistes, d’intentions hégémoniques affichées clairement et un nationalisme démesuré de certaines puissances européennes de l’époque.

Ainsi, en 25 ans (1914-1939) , le monde a été fortement secoué par deux séismes politico-militaires, deux guerres mondiales destructrices  qui ont ravagé l’Europe, mais aussi le Japon lors de la seconde guerre mondiale.  Sur le plan doctrinal, ces deux puissants chocs ont poussé les décideurs du monde à repenser la notion du système international. Le système mis en place entre les deux guerres a été détruit  par naïveté ou par ignorance des vraies règles et des paramètres déterminants du jeu mondial.

La première guerre mondiale a fait éclater l’ancien équilibre, l’équilibre des puissances européennes. Malgré ses failles et faiblesses, ce système a fonctionné, tant bien que mal, pendant presque 3 siècles. En 1939, la seconde guerre mondiale a détruit la SDN. Le terrible et terrifiant second conflit mondial a eu, au moins, le mérite d’ouvrir les yeux des diplomates et géo- stratèges de l’époque. Cette guerre atroce a démontré, preuve à l’appui, que les idéologies totalitaires et fascistes peuvent surgir, à tout moment et n’importe où, pour détruire la diplomatie traditionnelle.

Entre les  deux guerres, le monde se trouvait devant un carrefour délicat et un virage à négocier prudemment. L’ancien équilibre fragile européen ne fonctionnait plus. En même temps, la vision idéaliste américaine, malgré le caractère noble de ses principes, ne pouvait pas imposer la paix à l’échelle internationale. Le monde de l’époque s’est brusquement trouvé dans une impasse peu enviable.

Face à cette situation de blocage, il fallait imaginer une nouvelle doctrine pour repenser et encadrer les relations internationales. Les relations internationales avaient besoin d’une nouvelle manière d’agir et d’une stratégie susceptible d’instaurer une paix durable. Quelques années après la seconde guerre mondiale,  Kissinger, qui a bien étudié l’état des lieux et l’histoire des relations internationales, s’est imposé volontairement  le devoir de contribuer à l’édification d’une nouvelle stratégie pour ériger un nouvel ordre international.

Pour ce faire, Kissinger a dû  partir de l’analyse de l’Histoire des relations  internationales et de l’évaluation de sa propre expérience au cœur du pouvoir. Il cite les grandes manœuvres lors de la période de la  guerre froide, une période de très haute tension entre l’Est, principalement dirigé par l’Union Soviétique (URSS)   et l’Ouest placé sous l’hégémonie et la protection des américains. Dans son livre sur la diplomatie, Kissinger ouvrit l’écluse de ses souvenirs. Il y évoque  les coulisses de la stratégie du «containment » pour endiguer l’influence soviétique, l’ouverture spectaculaire vers la Chine de Mao, la politique de détente avec les soviétiques, les négociations complexes sur le sujet épineux du désarmement nucléaire.

A partir de ces éléments, Kissinger développa sa propre vision de la diplomatie. Pour ce faire, il  trancha dès le début en affirmant que la diplomatie n’a pas pour objectif premier la recherche « d’une  paix parfaite et utopique ». La diplomatie est un art, l’art d’éviter le pire. Kissinger estime que  tout au long de la guerre froide, le diplomate a été appelé à jouer le rôle d’équilibriste constant car le plus important était d’éviter une guerre nucléaire qui pourrait détruire la planète, maintenir la crédibilité de la puissance militaire américaine et continuer à dialoguer avec les ennemis, sans jamais paraître faible ou naïf. Pour Kissinger, la stabilité mondiale ne doit jamais reposer sur l’amitié entre les nations. Elle doit être fondée sur une compréhension lucide des rapports de force.

A la fin de son livre, Kissinger s’est posé une question d’une très haute importance pour les relations internationales et la cohabitation sur la planète. IL voudrait savoir le sort et le devenir du monde en cas d’absence de rivalités idéologiques entre les nations. Contrairement à ce que pensaient certains, la chute de l’URSS en 1991 n’a pas simplifié la géopolitique. Pire encore, elle l’a rendue plus complexe, plus chaotique et plus instable.  

Cinq ans après la chute du mur de Berlin et trois ans après l’éclatement de l’URSS, Kissinger a prévu  le retour en force du nationalisme, la montée en flèche de la Chine comme superpuissance, la fragmentation du Moyen-Orient en une mosaïque de conflits  et surtout les limites de la superpuissance des USA qui deviennent incapables de tout contrôler. Pour Kissinger, il était clair que le XXIème siècle ne sera pas le siècle du triomphe tranquille de la démocratie libérale, mais le retour brutal des logiques impériales, culturelles et stratégiques.

Contrairement aux diplomates-amateurs et aux diplomates-autoproclamés,  Kissinger a eu le mérite d’avoir osé développer sa propre vision des relations internationales dont les principales idées peuvent être résumées dans les points suivants:

  1. Le monde ne se gouverne pas avec de bonnes intentions mais par une compréhension profonde des mécanismes de l’exercice du pouvoir;
  2. Pour pouvoir agir avec efficacité, il faut connaître  l’Histoire, comprendre la culture des autres nations et surtout les rapports de force;
  3. L’ordre mondial n’est jamais quelque chose d’acquis ou de naturel. Il est négocié en permanence, souvent contesté, parfois imposé par la force. Il risque d’être renversé à tout moment;
  4. La recherche d’une place honorable au sein  de l’ordre international   est un enjeu qui ne s’arrêtera jamais.

Kissinger avait totalement raison. L’ordre international risque d’être bousculé, voire renversé à tout moment pour la simple raison qu’il s’agit d’un édifice imposé par les plus forts. Un ordre international, entièrement  fondé sur un déséquilibre flagrant des forces en présence et  des relations asymétriques entre les pays, risque d’être remis en cause à tout moment. C’est pourquoi, un Etat qui se respecte ne doit jamais placer tous ses œufs dans le même panier.  Il y a aussi une autre réalité qu’il ne faut pas occulter. Dans ce  monde en perpétuelles mutations, qui a toujours été pensé, conçu  et entièrement façonné et imposé  par la ou  les puissances hégémoniques  de l’époque considérée, les nations faibles  ne sont pas des sujets actifs mais des objets de convoitise, d’exploitation et de domination

 A  l’instar de l’Histoire de  l’humanité, l’ordre international restera un chantier toujours  inachevé. Hegel disait que «  l’Histoire est rationnelle, elle progresse. Mais elle progresse dialectiquement et non pas de manière linéaire et positive. Elle passe par des événements tragiques ». Il parait que c’est aussi le cas pour l’ordre international.   

Au sujet de l’auteur :

(1) Ahmed Saber fut second de l’ambassadeur et conseiller économique à l’ambassade du Maroc à quatre reprises : À Doha (Qatar), à Moscou (Russie), à Ottawa (Canada) et à Berlin (Allemagne), ceci sans parler de ses différentes affectations, au sein du ministère des affaires étrangères, en tant que chef de service; dont celle de chef de Service « des droits de l’Homme » à la Direction des Nations Unies (2005-2008).

Il est aussi l’auteur du Roman « Le marabout de la vallée de l’arbousier paru tout récemment à Rabat (Maroc)

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