Il y a plus d’un an, l’Égypte a chassé du pouvoir les islamistes du Président Morsi avant de basculer à nouveau dans la dictature, cette fois-ci, sous la gouverne de l’armée et du maréchal Al-Sissi. Tout récemment la Tunisie, pour sa part, a vécu ses deuxièmes élections législatives libres et démocratiques, qui ont chassé aussi du pouvoir les islamistes d’Ennahda et consacré la victoire du nouveau parti réformiste NidaaTounes.
Comment expliquer ces deux trajectoires – post printemps arabe – fort différenciées pour ne pas dire diamétralement opposées? Plusieurs facteurs peuvent être utilisés afin d’analyser ces dynamiques complexes, mais, nous avons choisi de privilégier celui qu’on estime décisif et qui trouve son ancrage dans un concept économique :celui des effets de remous.
Grand dérangement
Les effets de remous est un concept économique développé et popularisé par l’économiste et prix Nobel suédois, Gunnar Myrdal. Dans son expression la plus simple, celui-ci renvoie à une période de transition que vivent les sociétés suite à des bouleversements économiques majeurs, notamment sur le plan structurel. Cette période de transition est souvent marquée par une grande instabilité et parfois même de chaos. Elle se traduit par peu d’amélioration, voire une détérioration du bien-être des citoyens à court terme et s’éloigne donc de l’objectif initial qui était celui d’une plus grande prospérité pour tous. Résultat : le statuquo devient très rapidement un attrait rassurant, synonyme de stabilité devant les chambardements qu’occasionne le changement, même si ce dernier pouvait être prometteur et souhaitable à long terme.
Étrangement, cette théorie des effets de remous semble bien concorder avec les bouleversements majeurs sur le plan politique, en particulier, les transitons démocratiques. D’ailleurs, les dictatures ont souvent brandi le chaos potentiellement associé au changement de régime ou d’institutions politiques pour vanter la stabilité qu’elles peuvent garantir avec le statuquo.
Turbulences en vue
Les bouleversements politiques majeurs auxquels on a assisté dans la foulée du printemps arabe s’inscrivent directement dans cette dynamique et les expériences égyptienne et tunisienne sont significatives à cet égard.
En effet, dans les deux cas, les dictateurs en place ont tout fait pour mettre la population en garde contre le changement, car il serait synonyme de chaos. Dans les deux cas aussi, la chute des dictateurs en place a donné lieu à une période de turbulences.
Certes, sur le plan politique, celles-ci se sont traduites principalement par la nécessité de remplacer le vide laissé par l’ancien régime et la mise en place de nouvelles institutions politiques. Mais, sur le plan économique, ces turbulences ont été dramatiques : fuites de capitaux et baisse des investissements étrangers, diminution importante de l’activité économique (pour l’année 2011, la croissance du PIB a été négative à -2 % en Tunisie et a baissé de moitié en Égypte à 1,76 % par rapport à plus de 5,5 % l’année précédente), rareté de certains produits de première nécessité sur les marchés locaux et augmentation marquée du chômage (celui est passé de 13 % en 2009 à 18 % en 2011 pour la Tunisie et de 9 % à 13 % pour l’Égypte / source FMI 2014).
Évolutions contrastées!
Face à cette situation de remous, les deux pays ont pris de voies divergentes. La Tunisie a choisi de poursuivre les réformes (au prix de sacrifices) afin d’affermir ses institutions politiques démocratiques, et depuis un an environ, sa situation économique se redresse petit à petit. En effet, l’économie a repris son envol, la croissance a retrouvé son niveau d’avant 2011, l’activité économique est redynamisée et enfin, le chômage commence à baisser. L’Égypte, pour sa part, a laissé derrière elle les espoirs nourris de la chute de Moubarak et a renoué, encore une fois, avec un régime autoritaire. Son économie tarde à reprendre son rythme d’avant le début de la rébellion, comme en témoignent ses principaux indicateurs économiques, ce qui laisse croire que la stabilité attendue par l’arrivée du maréchal Al-Sissi n’a visiblement pas eu grand effet sur l’amélioration du climat économique qui demeure, somme toute, assez morose.
Cet état des faits a d’ailleurs été souligné dans un article fort intéressant paru, il y a environ un mois, dans le magazine allemand Der Spiegel. On y indique, notamment, que la stabilité tant vantée par les régimes autocratiques comme gage de prospérité, est un mythe et que même lorsque ces derniers réussissent à établir la stabilité, ce n’est qu’au prix d’une très forte répression de la population.
Au final, ce sont les régimes démocratiques qui, à long terme, sont le plus stables.
Le cas de l’Allemagne, souligne le magazine, est significatif à cet égard : un pays qui est passé d’un régime autoritaire des plus épouvantables de l’histoire à une démocratie des plus exemplaires et des plus stables. Mais, pour cela, conclut le magazine, il faut pondérer les attentes en période de transition démocratique et surtout, cultiver la patience.
L’exigence démocratique!
C’est justement ce qu’il faut rappeler : que la démocratie ne s’est jamais posée comme une entreprise clés en main. Au contraire, elle a toujours constitué une sorte de construit et d’appropriation qui a besoin de temps pour s’implanter et trouver des ancrages solides dans la société. C’est aussi une culture de changement et d’acceptation de l’incertitude, qui est au cœur de l’exercice démocratique. Cela suppose le droit de se tromper et par le fait même de changer d’idée. Cela suppose aussi la capacité réelle de le faire, puisqu’on a le choix entre plusieurs alternatives concurrentes, comme ça été le cas le 26 octobre dernier lors des législatives tunisiennes.
En ce sens, la Tunisie, contrairement à l’Égypte, semble avoir relevé, du moins pour le moment, le défi des effets de remous, car elle a saisi que la démocratie est un processus qui doit franchir plusieurs étapes avant d’atteindre sa pleine maturité et qu’on puisse en récolter les fruits.
Pour paraphraser le célèbre sociologue Max Weber, la Tunisie a compris que la démocratie, c’est tout simplement le goût de l’avenir!
Par Khalid Adnane, Économiste à l’école de politique appliquée, Université de Sherbrooke, Volume XII, N°16, page 17, Décembre 2014, Maghreb Canada Express.