L’écrivain franco-marocain (et chroniqueur de Maghreb Canada Express) Mustapha Bouhaddar vient de signer son cinquième livre; édition papier. Il nous en dit un peu plus dans un entretien dont voici le compte-rendu :
Notre lectorat vous connait davantage à travers vos chroniques mensuelles qu’à travers votre talent d’écrivain; encore moins à travers votre don pour les mathématiques. Sachant la répulsion qu’ont les mathématiciens pour les lettres, comment expliquez-vous que vous êtes déjà à votre cinquième publication littéraire, alors que le lecteur devient une espèce en voie de disparition; réseaux sociaux obligent ?
C’est une question qu’on me pose souvent. J’ai découvert la littérature avant les mathématiques, dans ma chambre d’adolescent où s’entassaient les livres que me rapportait mon père. Des livres que lui offraient ses clients. On n’avait pas la télévision à la maison, ni l’argent pour voyager, alors ces livres me faisaient voyager. Blaise Pascal était un génie en mathématiques et un littéraire hors pair. Averroès, Omar Khayyâm, la liste est longue.
Je suis à mon cinquième livre, et j’avoue que ce n’est pas évident. Car les éditions des livres sur papier se font rares et les lecteurs préfèrent les réseaux sociaux, et les liseuses. Il est révolu le temps où quand je prenais les transports en commun, je prenais plaisir à lire les titres des livres que lisaient les voyageurs. Maintenant, ils sont tous rivés sur leurs téléphones portables ou leurs tablettes.
Ce dernier livre est comme une bouteille qu’on jette à la mer, espérant que quelqu’un la rattrape et lit ce qu’il y a dedans.
Comment situez-vous votre nouveau-né « Rêve ou réalité » par rapport au thème central de chacun de vos quatre livres déjà publiés ?
Ce livre est né de mon voyage en Andalousie l’été dernier.
Je n’ai pas l’habitude d’écrire des histoires fantastiques. C’est une première. La visite de l’Alhambra, le chef d’œuvre des Arabes dont la plupart sont originaires du sud du Maroc, m’a englouti dans le passé. Ils avaient presque atteint la perfection dans tous les domaines, mais ils restaient humbles.
Alors j’ai imaginé un retour dans le passé avec cette aristocrate espagnole surgie de l’antiquité pour donner vie à travers quelques pages à l’âge d’or des Arabes en Andalousie.
La nostalgie de l’éternel immigrant pour le pays d’origine semble dominer le message véhiculé par « Rêve ou réalité ». Pourriez-vous nous en dire davantage ?
Dans tous mes livres, le sud du Maroc est omniprésent, à tel point que j’ai l’impression, d’écrire toujours le même livre.
J’ai un amour presque charnel pour mon pays d’origine, à tel point que la langue berbère précède ma pensée, même quand je parle ou que j’écris en français.
Quand nos parents ont immigré en France, ils n’avaient qu’une idée dans la tête, mettre de l’argent de côté et retourner au pays. Le mythe du retour dont parlait Tahar Ben Jelloun dans son livre « la plus hautes des solitudes ».
La nostalgie de l’éternel immigrant continue toujours d’engendrer chez moi la solitude que j’appelle le grand froid. Et pourtant, je vis toujours en France loin de mon pays d’origine. C’est une équation que je dois résoudre. J’y travaille.
Le rêve dans la première histoire de ce livre voyage à la perfection dans la réalité marocaine. Comment expliquez-vous cet éternel regard de l’immigrant dans le rétroviseur de son passé; alors qu’il n’a plus comme attache au pays d’origine que des souvenirs souvent embellis par la nostalgie?
Le rêve nous permet d’embellir les choses, de s’évader ne serait-ce que quelques minutes dans le monde des chimères. C’est rapide, c’est gratuit et ça fait du bien. Le rêve est démocratique, riches ou pauvres, nous avons tous le droit de rêver d’une vie meilleure. Certains réussissent à réaliser leurs rêves et d’autres pas. Mais qu’importe ! Le plaisir et le désir sont toujours là. Personne ne peut nous les retirer.
On pourrait résumer tous les rêves dans ce livre dans le rêve d’un Monde meilleur. Ne serait-il pas temps, à nous tous, de nous réveiller pour voir le Monde en face : Un Monde dont les valeurs réelles sont en plein décomposition ?
Oui ça rejoint le discours de Martin Luther King, il y a ce passage que j’avais appris par cœur quand j’étais au collège : « Je rêve que mes quatre petits-enfants vivront un jour dans une nation où ils ne seront pas jugés sur la couleur de leur peau, mais sur la valeur de leur caractère. Je fais aujourd’hui un rêve ! »
Mais hélas, j’ai l’impression que le temps s’est arrêté, et qu’on continue à être jugés par la couleur de notre peau et notre origine. Au travail, il faut trimer deux fois plus que les autres, pour être reconnu, et malgré tout, quoi que tu fasses, on te ramène toujours à tes origines.
Un monde meilleur ? Pourquoi pas ! Je ne serai sûrement plus là, pour le voir. Mais je croise mes doigts pour nos enfants et nos petits-enfants.
Tout au long du livre, vous démontrez une maitrise impressionnante de la littérature française. Malgré cela, le lecteur sent votre solitude dans le pays d’accueil; solitude teinte d’amertume, qui expliquerait peut-être la nostalgie pour une civilisation qui s’était éteinte en Andalousie 6 siècles auparavant. Qu’en pensez-vous ?
Oui j’ai pris conscience très tôt du pouvoir des mots. En maitrisant la littérature française, j’ai acquis une arme infaillible, pour me défendre. Je faisais peur aux français de souche, quand je leur corrigeais leurs fautes d’orthographe, et de grammaire. J’ai lu leurs écrivains, leurs historiens, et leurs philosophes. Plus tard, j’ai découvert les savants arabes que j’ai lus sans modération.
Jeune, je ne comprenais pas pourquoi, les Arabes ne se sont plus relevés depuis l’Andalousie. Le spleen, la solitude, et le chagrin s’emparaient de moi. Heureusement, il y a le rêve qui me servait de rempart à toute cette tristesse. Mais le réveil est dur !
Vous avez évoqué le fait que les français d’origine magrébine ont beau s’intégrer, voire s’assimiler en changeant de noms, il reste toujours le délit de faciès pour justifier leur rejet. Ce fait n’est plus propre à la France seule. Nous venons de nous rendre compte de son goût amer même ici en Amérique du Nord. Quelle serait, selon vous, notre part de responsabilité dans ce pourrissement des relations entre êtres humains ?
James Baldwin disait qu’une des raisons pour lesquelles les gens s’accrochent aussi obstinément à leur haine est qu’ils devinent qu’une fois la haine partie ils seraient obligés de faire face à leurs propres souffrances. C’est ce qui explique que la haine reste omniprésente, et le raciste prospère. Et en même temps, c’est notre faute. Car ceux qui pensent qu’il est impossible d’agir sont généralement interrompus par ceux qui agissent.
Par exemple, pendant les élections présidentielles, je croise aux bureaux de vote des nonagénaires qui s’accrochent à leurs cannes de peur de s’écrouler par terre, pour voter pour l’extrême droite. Les jeunes des banlieues, victimes de délit de faciès tous les jours, ne font pas l’effort d’aller voter, prenant le risque de laisser le pouvoir entre les mains de l’extrême droite.
Vous avez évoqué Chateaubriand à travers cette citation ‘’Il faut au moins que le monde chimérique, quand on s’y transporte, nous dédommage du monde réel’’. Quel dédommagement (s) vous apporte le rêve dans ce cinquième livre pour vous faire supporter la réalité amère ?
Le rêve me rend le quotidien agréable, mais une fois que la vie a rattrapé nos rêves, il est trop tard.
Un dernier message pour vos lectrices et lecteurs ?
Faites en sorte que vos rêves aient toujours un coup d’avance sur votre vie.
Propos recueillis par A. El Fouladi pour Maghreb Canada Express, pages 6 et 7, Vol. XVIII, N°01-02 , Janvier-Février 2020.
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