Le Maroc se trouve à une étape charnière de son histoire moderne. Il s’apprête à dévoiler son nouveau modèle de développement économique qui est censé jeter les soubassements des nouvelles politiques de l’Etat dans les prochaines décennies. En confiant cette réflexion à une commission multidisciplinaire Marco-marocaine, composée d’éminents experts, le Maroc a réuni les conditions favorables de réussite de ce chantier transformationnel et structurant. Ce qui conforte ce constat, c’est la démarche participative et inclusive adoptée par ladite commission qui dès sa nomination s’est lancée dans une large compagne de concertation et d’écoute auprès des partis politiques, des institutions étatiques, des corporations professionnelles, des chercheurs et plusieurs autres acteurs de la société marocaine. Ce n’est pas pour autant une réussite garantie pour le livrable de ladite commission au vu des innombrables défis qui s’imposent au nouveau modèle de développement voulu par le Maroc.
L’un de ces grands défis est la polarisation de la société marocaine qui grève l’incohésion sociale. Ce phénomène semble obéir à la fameuse loi Pareto des 80-20 avec 20% de la population s’accaparant 80% des richesses du pays. Le scénario tendanciel augure d’une accentuation de la polarisation qui creuserait davantage le fossé entre les couches de la société marocaine, et plus particulièrement entre les populations urbaines et rurales, voire entre les régions (Draa Tafilalet VS autres régions par exemple). La pandémie de la Covid-19 risque malheureusement d’accentuer cette polarisation du fait que ce sont les populations démunies, vivotant de l’informel, qui sont les plus impactées par cette crise sanitaire et risqueront de l’être davantage dans la post-crise.
L’objectif de ce papier n’est pas de revenir sur les tenants et aboutissants de ce travail de réflexion, amplement pertinent et opportun, ni de porter un jugement précoce sur la démarche méthodologique adoptée par la commission qui s’attèle à rendre sa copie au souverain dans les mois prochains.
Le but est plutôt d’attirer l’attention de ladite commission sur la nécessité d’accorder l’importance qu’il faut au développement rural, parent pauvre des anciennes politiques de développement adoptées jusqu’ici par le Maroc. Ceci n’exclue pas quelques initiatives louables ayant eu des succès indéniables sur l’amélioration des conditions de vie de larges couches de la population du milieu rural et péri-urbain comme le PAGER (Programme d’Alimentation Groupée en Eau pour les populations Rurales), le PERG (Programme d‘Electrification Rurale Global), l’INDH (Initiative Nationale de Développement Humain) et autres. Mais le chemin est encore long pour parvenir à une transformation structurelle de l’économie rurale.
Pourquoi le milieu rural au Maroc devrait-il bénéficier davantage d’intérêt dans les politiques étatiques ?
La réponse se trouve dans le constat révélé par une étude récente du Haut-Commissariat au Plan (HCP). Parmi les 2,8 millions de nos concitoyens qui souffraient en 2017 de la pauvreté multidimensionnelle et/ou monétaire, 86% sont des ruraux. En outre, l’économie rurale est quasiment informelle, très fragile et très peu diversifiée vu qu’elle se base à plus de 80% sur l’agriculture pluviale et activités connexes dont le rendement dépend des caprices du climat.
De nombreuses régions rurales souffrent d’un retard chronique en matière d’accès aux services socioéconomiques de base (santé, éducation, eau, assainissement et électricité). Le HCP révèle dans ses dernières études que le taux de scolarisation dans l’enseignement secondaire en zones rurales n’est que de 30,6% (21% pour les filles) à comparer au taux de 87,2% en zones urbaines (83,2% pour les filles). L’accès à l’électricité est supérieur à 93% dans les zones urbaines dans toutes les régions, mais atteint seulement 55% dans les zones rurales d’Eddakhla-Oued Eddahab. La distance moyenne à la route goudronnée la plus proche en milieu rural va de 3,5 à 4,3 kilomètres dans les régions de Tanger-Tétouan-Al Hoceima, 4,1 km pour l’Oriental, 3,7 km pour Drâa-Tafilalet, et 3,5 km pour Souss-Massa.
Selon toujours les derniers chiffres du HCP, l’approvisionnement en eau potable -branchement au réseau ou accès à une source saine d’eau potable- est proche de la couverture totale dans les zones urbaines, mais il est en moyenne de 64% dans les zones rurales avec de grandes disparités entre les régions: de 82,2% à Draa-Tafilalet à 39,5% à Tanger-Tétouan -Al Hoceima. L’écart urbain-rural est similaire pour l’accès à un service d’assainissement amélioré, mais il est plus accentué et plus visible dans le secteur de la santé où les infrastructures et le personnel médical sont répartis de manière inégale dans toutes les régions, avec une concentration élevée dans les grands centres urbains, en particulier dans les régions de Rabat et de Casablanca.
Malgré une nette amélioration de la structure d’emploi dans le milieu rural, traduite par une baisse relative au cours des cinq dernières années de l’emploi dans le secteur agricole au profit de l’emploi non agricole (industrie et bâtiment et travaux publics), l’accroissement de l’emploi non agricole ne peut être qualifié de satisfaisant au vu de la précarité des emplois créés qui restent en deçà des besoins d’absorption du chômage des jeunes ruraux.
Le développement rural est un moyen pour aboutir à la transformation rurale qui ne se fait pas isolément, mais dans le cadre d’un processus plus large de transformation structurelle, façonnée par les interrelations entre l’économie agricole et non-agricole (artisanat, pêche, tourisme, manufacture, services, mines et autres).
Le Maroc a besoin de stratégies régionales holistiques de développement rural
Le développement rural est une notion très galvaudée. De prime abord, il faut lever cette confusion de taille qui consiste à réduire le développement rural au seul développement agricole. En fait, le développement rural implique et transcende le développement agricole et reconnaît que l’amélioration des approvisionnements alimentaires et de la nutrition ainsi que des services de base tels que l’eau potable, la santé, l’éducation et l’électricité améliorent non seulement le bien-être physique et la qualité de vie des ruraux pauvres, mais également leur productivité et leur capacité à contribuer à l’économie nationale. Le développement rural est une notion suffisamment vague de par la complexité et la multiplicité des thématiques qu’elle englobe. Plusieurs experts s’accordent à le considérer comme une approche de développement visant à améliorer durablement la qualité de vie des populations rurales, en particulier celle des pauvres. Or la pauvreté rurale est la résultante de l’effet conjugué de plusieurs facteurs socioéconomiques, politiques, voire environnementaux.
De ce fait, la manière d’aborder la problématique du développement rural dépend du contexte des zones rurales, des origines de la pauvreté rurale et des solutions possibles pour l’éradiquer. Les récentes approches de développement rural ont évolué vers des approches plus intégrées, axées sur le développement humain, la préservation de l’environnement et le renforcement de la résilience face au changement climatique.
Au vu des spécifiés régionales, voire infrarégionales, du Maroc et des disparités qui les caractérisent, il est judicieux d’élaborer des stratégies régionales de développement rural qui devraient définir les leviers à même d’assurer la modernisation de la société rurale et la transition de son isolement traditionnel vers l’intégration à l’économie nationale, voire internationale. Ces leviers sont tellement complexes et imbriqués qu’il faut leur consacrer une stratégie adaptée au contexte régional et qui devrait être holistique, multisectorielle et intégrée.
Les exemples de réussite des stratégies de transformation rurale menées par les pays de l’OCDE et par certains pays qualifiés de « transformateurs » tels que la Chine sont de bons benchmarks pour le Maroc. Dans les pays ayant réussi leur transformation rurale, la croissance rapide de la productivité agricole a non seulement amélioré la vie des ruraux mais elle a également entrainé le développement de l’industrie et a facilité le transfert massif de travailleurs agricoles vers les secteurs dits modernes. Malgré son succès indéniable, cette expérience ne peut servir de « seul » modèle à suivre par toutes les régions du Maroc.
Les contraintes et les opportunités de développement économiques diffèrent d’une région à une autre selon ses atouts et ses contraintes. La problématique des oasis n’est pas celle des plaines ni celle des zones de montagne ou des zones côtières et autres. Les stratégies régionales à développer devraient être basées sur une cartographie des multiples privations dont souffrent les populations rurales, pour une mise à niveau en terme d’accès aux services socioéconomiques de base, et sur les atouts dont dispose chaque région pour diversifier l’économie locale et l’insérer dans l’économie nationale, voire internationale.
Sur quoi devraient se baser les stratégies de développement rurales au Maroc ?
Toute stratégie de développement qui se veut durable et inclusive devrait être axée sur l’être humain dans le respect total des considérations environnementales et de la solidarité intergénérationnelle. Le développement humain n’est pas seulement un besoin urgent pour les populations rurales marocaines mais également, et surtout, un moyen qui leur permettra de sortir de la pauvreté multidimensionnelle, d’être socialement mobiles, d’éviter l’exclusion, et d’améliorer leur résilience et celle de la société dans son ensemble. En effet, le développement humain est plus que la promotion du bien-être – c’est également un facteur de croissance inclusive. Il permet à une grande partie de la population de participer au processus de croissance et d’en tirer parti. Trois axes peuvent être recommandés pour asseoir des visions stratégiques régionales de développement rural au Maroc.
Axe1 : Lutter contre la pauvreté rurale
La pauvreté en général ne peut être réduite que par une croissance économique durable, elle-même conditionnée par des marchés concurrentiels, la stabilité macroéconomique et les investissements publics dans les infrastructures physiques et sociales.
Les ruraux pauvres ne constituent pas des groupes homogènes et font face à des problèmes différents auxquels il faut apporter des solutions différentes. Aussi convient-il de faire un effort soutenu pour rassembler des informations à propos des problèmes spécifiques qui se posent afin de pouvoir y remédier comme il convient. De surcroît, il faut identifier et prioriser les multiples privations dont souffrent les pauvres pour les aider à les surmonter. Il peut s’agir de l’accès aux terres agricoles ou à d’autres ressources, ou de l’accès à l’éducation, à la santé, à l’eau potable ou d’irrigation, au réseau routier, aux marchés, au crédit ou à d’autres services.
Axe 2 : Assurer l’accès des populations rurales aux services publics de base
Le développement humain des populations rurales est handicapé par les insuffisances liées à l’accès aux services socioéconomiques de base qui sont plus ou moins accentuées selon les régions. Les stratégies à développer pour remédier à cette situation doivent tenir compte des spécificités de chaque région, autrement dit, des priorités de ses populations rurales en matière d’accès à l’éducation, la santé, l’électricité, le logement, l’eau potable, l’eau d’irrigation, les transports et les communications et autres.
L’investissement dans les infrastructures est essentiel pour stimuler l’économie rurale non agricole, dynamiser les centres ruraux, faciliter leur intégration dans les économies nationales et internationales. Les leçons tirées de l’expérience chinoise démontrent que le Maroc devrait mettre en place des politiques destinées à consacrer des investissements importants aux infrastructures rurales pour avoir un impact durable sur le développement rural.
Axe 3 : Transformer l’agriculture et diversifier l’économie rurale
La transformation de l’agriculture marocaine nécessite de passer d’une activité agricole traditionnelle orientée vers la subsistance vers une agriculture plus orientée vers le commerce avec un meilleur accès aux marchés. Le contexte de la crise post-Covid ouvre de nouvelles et de meilleures opportunités aux agriculteurs marocains pour diversifier et booster leurs produits.
Des efforts louables sont déployés dans le cadre du Plan Maroc Vert pour une transformation agricole au Maroc. La prédominance des petites exploitations agricoles au Maroc plaide en faveur d’une transformation inclusive basée sur la promotion de la croissance de ces entités. Pour tirer parti des opportunités qu’offrent les chaînes d’approvisionnement modernes, les petits agriculteurs ont besoin d’une infrastructure rurale développée, de technologies améliorant la productivité, de l’accès facile au financement et de la formation professionnelle.
Tout en continuant à accorder la priorité aux investissements dans les services socioéconomiques de base, le Maroc devrait créer l’environnement permettant aux populations rurales de diversifier leurs moyens de subsistance. La diversification économique rurale est un facteur important de création d’emplois et contribue fortement à l’éradication de la pauvreté et au développement rural durable. Les politiques visant à diversifier l’économie rurale doivent tenir compte des contraintes et atouts caractérisant chaque région.
Le développement des activités non-agricoles au Maroc dépendra des facteurs incitatifs liés à la volonté de l’Etat de créer un environnement favorisant l’émergence d’activités non-agricoles (développement de l’infrastructure rurale, encadrement, incitations financières, …). La diversification et l’augmentation des revenus aideront les ménages ruraux, à travers l’augmentation de leur capacité d’investissement, à se spécialiser dans diverses activités économiques, et favoriseront leur transition d’une implication profonde dans l’agriculture vers des économies plus diversifiées.
La création d’emplois et la promotion de l’entrepreneuriat en milieu rural contribueront à coup sûr à réduire la pauvreté et améliorer les revenus des populations rurales. Les pouvoirs publics régionaux peuvent y parvenir en s’attaquant aux obstacles entravant l’essor de l’entrepreneuriat tels que l’informalité, la fragilité et les opportunités commerciales limitées pour les jeunes et les femmes. Les options politiques comprennent la création d’un climat attractif pour l’investissement en facilitant en particulier le développement de chaînes d’approvisionnement efficaces et efficientes et en permettant aux marchés de fonctionner plus efficacement. Ces mesures doivent être accompagnées par la valorisation des ressources et savoir-faire locaux, l’engagement des jeunes et des femmes, et l’utilisation durable et valorisante des ressources naturelles.
En somme, bien que le Maroc ait enregistré une amélioration de son niveau de vie et une baisse conjuguée de la pauvreté et de la vulnérabilité, la pauvreté subjective se situe encore à un niveau élevé, particulièrement dans le monde rural, chez les femmes et les jeunes.
Les communautés rurales ont besoin d’investissements pouvant renforcer leur autonomie grâce à des approches intégrées et participatives qui combinent des investissements en infrastructures physiques et sociales de base comme la santé, l’éducation, l’eau potable, l’assainissement, les routes, l’énergie, des programmes de développement de compétences et de création d’entreprises, y compris par le biais de coopératives, et de mécanismes financiers innovants et adaptés à leurs conditions socioéconomiques. Ces approches doivent être centrées sur l’élément humain et la gestion durable des ressources naturelles.
Pour relever ces défis, il est nécessaire de donner au milieu rural l’importance qu’il mérite dans le nouveau modèle de développement en cours d’élaboration par le Maroc. Les politiques adéquates de développement rural, durable et intégré, devraient être adaptées au contexte de chaque région et devraient constituer une priorité des Conseils des régions. Les programmes à élaborer pour y parvenir devraient être conçus pour, et avec les populations rurales pour garantir l’appropriation des projets par les bénéficiaires et partant, leur durabilité.
Par Mohamed Alaoui,Dr, Ing., Expert Senior en eau et développement durable, pour Maghreb Canada Express, Vol. XVIII, N°08 , pages 10, 11 et 12, AOÛT 2020.