Que faire quand on est une jeune fille née à la campagne au fin fond du Maroc où les femmes seraient privées d’instruction, de liberté de choisir, de s’exprimer, et tout simplement d’exister ? Mais il y a certaines femmes dont la vie est un miracle, ont un destin exceptionnel et une intelligence hors du commun !

Tata Milouda (Crédit photo : Wikipedia)

C’est le cas de Tata Milouda !

Son vrai nom est Milouda Chaqiq, elle est née à Settat; à 57 km de Casablanca, et elle n’est jamais allée à l’école.

Certes, elle voulait aller à l’école et apprendre à lire et à écrire, mais ses parents l’ont marié malgré elle à un homme beaucoup plus âgé qu’elle. Ce dernier travaillait dans les Chemins de fer, et Milouda espérait qu’il lui apprendrait à lire et à écrire.  Malheureusement, ce dernier la priva de liberté, et la traita comme une esclave. Elle eut six enfants et dut rapidement s’occuper d’une famille de 24 personnes, subissant la condition des femmes de sa région.

En 1989, elle fuit son ex-mari, qui était violent, laissant ses six enfants au Maroc. Elle arriva ainsi en France avec un visa de tourisme, « trois mots : bonjour, merci, au revoir » et 100 francs en poche. Sans papiers, elle enchaîna les petits boulots de femme de ménage, de plongeuse, de garde d’enfants… Elle fut notamment employée par une riche famille syrienne qui lui confisqua son passeport et sa carte nationale marocaine, et elle vit deux mois avec eux comme si elle était en prison. En 1993, elle obtint le divorce, puis régularisa sa situation en France une année après; Ce qui lui permit de faire venir ses trois filles auprès d’elle.

Aujourd’hui, elle est grand-mère de huit petits-enfants. Ses trois filles vivent en France et ont la nationalité française, alors que ses trois fils vivent toujours au Maroc. Son plus jeune fils, Zouheir Bernati, est musicien.

De femme de ménage à artiste

En 1994 elle suivit des cours d’alphabétisation. Ces ateliers d’alphabétisation lui feront connaître les théâtres de Seine-Saint-Denis où elle découvrira le slam.

De 2008 à 2010, elle « slame » dans diverses petites salles de spectacle de Paris et de la banlieue parisienne, et jusqu’en Corse. Elle se produit seule pour la première fois en août 2009 au Théranga, café associatif tenu par Malik Sylla. Le mois suivant, elle présente son premier spectacle solo à Saint Malo, mis en scène par Vincent Spatari. Elle reçoit le soutien de Fabien Marsaud (Grand corps malade) — qui l’appelle, par respect, « Tata » — et de Jamal Debbouze. Elle se produit au Comedy Club, au Cabaret Sauvage, et à la Maison des Métallos.

Début 2011, elle est « intermittente du spectacle » à Epinay sur Seine, défendant la cause des femmes et l’alphabétisation, « slamant » la liberté, le rêve, l’amour, la paix avec un optimisme inébranlable.  Son témoignage d’artiste a un réel impact sur les mentalités féminines. En slamant l’histoire de sa vie et de son combat, elle aide les femmes à refuser la violence conjugale, et les encourage à s’ouvrir à l’alphabétisation et à la culture, qui sont les deux clés qui lui ont permis de trouver la liberté de s’exprimer et d’exister sans contrainte.

Sa vie est un miracle

Trop longtemps réduite au silence dans son village marocain, elle rattrape le temps perdu en racontant sa vie et ses souffrances sur scène, sans jamais perdre le fil de sa longue histoire.

Quand on arrive en France, sans un sou, illettrée et sans-papiers, il faut user de courage et d’abnégation pour réaliser son rêve. Et Milouda l’a fait, car vingt ans plus tard, elle deviendra le nouveau phénomène du slam français.

Une vie de souffrance

Le père de Milouda avait trois femmes, elle a 12 frères et sœurs. Toute petite déjà, elle fut contre ce modèle qu’on lui imposait, celui d’une fille à qui rien n’était permis, sinon d’obéir aux hommes. Elle rêvait d’aller à l’école. Mais chaque matin, elle ne faisait qu’accompagner son petit frère dont elle portait même le cartable : « l’école, ce n’est pas pour les filles », lui répétait son père.

La journée, elle aidait aux tâches ménagères, et le soir, elle pleurait sur son rêve d’apprendre à lire et à écrire. Mariée à 14 ans elle eut 9 grossesses dont trois  se soldèrent par des fausses couches… elle qui souhaitait n’avoir aucun enfant ! « J’ai trop souffert, petite » disait-elle.

Toute sa vie d’alors n’était faite que de privations et de frustrations. Le jour de son mariage, elle regardait toute la famille déguster les plats cuisinés pour l’occasion mais elle ne put pas en manger une seule part: c’est la tradition. Pendant les trois mois qui suivirent la cérémonie, elle ne quittait pas de la maison. Toujours la tradition.

Malade, déprimée, elle osa dire que cet homme n’était pas pour elle. En guise de réponse, elle reçut une gifle de son mari et se disputa avec sa mère qui lui donna ce conseil : « Garde tes problèmes en toi jusqu’à ta mort. Tu en parleras au paradis ».

Milouda devra donc s’y faire. Chaque soir, lorsque son mari rentrait à la maison, elle lui préparait de bons plats et le regardait les déguster tandis qu’elle n’avait droit qu’aux restes. Il la battait sans qu’elle ne puisse rien dire. « J’étais une fleur dans un jardin abandonné, une rose endormie », explique-t-elle poétiquement, reprenant des passages de ses slams.

Un jour où son mari la frappa plus fort que d’habitude, elle courut se réfugier chez ses parents. Trois jours plus tard, chassée par son père, elle fut forcée de retourner auprès de son mari. « Le soir même, ce salopard veut me faire l’amour, le soir même ! Je lui dis que j’accepte seulement s’il m’autorise à subir une ligature des trompes pour ne plus avoir d’enfants ». Il accepta, racontait Milouda, de la colère encore dans les yeux, et l’’opération se fit dans le plus grand secret.

Nous avons tous des rêves

Milouda veut que ses textes traversent le monde. Elle a trop souffert. Sa grand-mère, et sa mère ont connu la souffrance. Cette souffrance passe de génération en génération, Elle souhaite qu’elle prenne fin avec elle. A ses fils, elle a affirmé qu’elle était prête à devenir la première femme au Maroc à témoigner contre eux en justice si elle apprenait qu’ils battaient leur femme : « Je l’ai juré. Ça a fait pleurer mes belles-filles. A toutes les femmes, je leur dis : « N’ayez pas peur, exprimez-vous car personne ne le fera à votre place. Et faites passer le message ».  

Depuis plusieurs mois, Tata Milouda travaille à l’adaptation d’un film sur sa vie. Elle a déjà le titre et écrit les scènes, reste le financement. Fidèle à elle-même, elle continue de frapper aux portes, une à une, son dossier sous le bras : « On ne sait jamais. Il ne faut jamais dire jamais ! ».

Grâce à son audace, elle a déjà rencontré Luc Besson, Jean Dujardin et Alexandra Lamy. Parallèlement, elle poursuit son apprentissage. Dix ans après ses premiers pas en cours d’alphabétisation, elle note encore les mots de vocabulaire qui surgissent lors d’une conversation et qu’elle ne connaît pas : « Apprendre, toujours apprendre, jusqu’à la fin de ma vie, Inchallah ! ».

En juillet 2012, Tata Milouda a été faite Chevalier des Arts et des Lettres par le ministre de la culture de l’époque, Frédéric Mitterrand. Et pour la première fois, elle est allée présenter son spectacle au Maroc. Elle fait ensuite une tournée entre la France, la Belgique et le Maroc.

En juin 2012, deux documentaires ainsi qu’un livre qui racontent son histoire étaient en cours. Son premier disque, avec le musicien Tarik Chaouach, est sorti en 2013.

Je conseille à tout le monde d’aller voir le spectacle de ce petit bout de femme, Elle représente à elle seule toutes les femmes du Maroc. Elle vous parlera de son combat pour les femmes de là-bas, et vous glissera à quel point l’apprentissage de la lecture lui a donné des ailes, elle évoquera avec pudeur ce qu’elle a fui et sa rencontre avec les mots. Sa chance à elle. Au bout d’une heure et demie et de ses confidences.  On se rend compte qu’on a tous en nous quelque chose de Tata Milouda.

Tata Milouda a pris son destin en main et l’a déroulé dans le sens inverse à celui que lui prêtait son père : il ne s’agit plus de déchiffrer pas à pas un destin déjà écrit au ciel mais d’écrire le sien pour les générations futures. Et leur dire que la vie n’est pas facile, mais on peut arriver à ses fins quand on s’accroche à ses rêves.

Par Mustapha Bouhaddar pour Maghreb Canada Express, Vol. XIX, N°06 , page 06 , Juin 2021

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