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Il y a une vingtaine d’années, j’avais pris le Ferry d’Algéciras pour Tanger. Là, quelqu’un avait oublié sur une table, un livre avec plein de pages écornées.
Au centre de la couverture, j’avais lu L’immortalité ». C’était le titre de ce roman écrit par Milan Kundera.
J’avais du temps à tuer pendant la traversée, alors j’ai lu les premières pages espérant qu’elle ne me décevraient pas. Car je dois l’avouer, je ne connaissais pas cet auteur.
Je me mis en devoir d’attaquer le premier chapitre qui s’intitule « le Visage » … «La dame pouvait avoir soixante, soixante-cinq ans. Je la regardais de ma chaise longue, allongé face à la piscine d’un club de gymnastique au dernier étage d’un immeuble moderne d’où, par d’immenses baies vitrées, on voit Paris tout entier. J’attendais le professeur Avenarius, avec qui j’ai rendez-vous ici de temps en temps pour discuter de choses et d’autres. Mais le professeur Avenarius n’arrivait pas et je regardais la dame ; seule dans la piscine, immergée jusqu’à la taille, elle fixait le jeune maître nageur en survêtement qui, debout au-dessus d’elle, lui donnait une leçon de natation. Écoutant ses ordres, elle prit appui sur le rebord de la piscine pour inspirer et expirer à fond. »
Impossible d’arrêter la lecture après un passage pareil, son style, sa façon de raconter l’histoire m’a obnubilé. Il fallait que je termine ce livre coûte que coûte. J’en avais finalement terminé la lecture dans une pension à petit prix à Tanger.
Plus tard, je me suis intéressé à cet auteur, et j’ai emprunté tous ses livres à la Bibliothèque de l’université de Paris où je suivais mes études.
Milan Kundera était un écrivain discret, qui avait une élégance et un ton classique. Il me fait penser au philosophe roumain Emil Cioran. Ses livres ont enchanté ma jeunesse et son Histoire de la littérature fantastique en France est pour moi un ouvrage de référence que tout le monde devrait connaître.
Cet écrivain pudique, nous raconte son enfance et sa vie avec sobriété. Le style dont il use pour ce difficile exercice est clair, simple, lumineux, fleuri d’images inoubliables. « Je suis devenu écrivain pour combler un vide, pour oublier la mort, pour saisir un reflet du bonheur… » Dans l’ombre qui double la lumière, dans les ténèbres qui bornent la vie, dans le fantastique qui donne au réel sa pleine dimension, il a vécu. « Si je survis grâce à la raison, je ne vis en profondeur que par le rêve. «
Aucune complaisance dans l’évocation de souvenirs douloureux, aucun égocentrisme, aucun sentimentalisme non plus mais toujours une sobriété et une retenue émouvantes, devenues sa chair et son sang, son destin s’accomplissait et il devenait ce qu’il est.
Jamais, Kundera ne laisse la fiction littéraire s’imposer comme dans la Valse aux adieux ou dans ses autres livres ; comme s’il ne voulait plus que le lecteur fût la dupe de cette illusion merveilleuse et intelligente qu’est un bon roman.
De ce quatuor qui se joue des règles, Kundera passe après la rupture d’un changement de chapitre à une séquence qui met en scène Goethe et Bettina von Arnim. Il nous raconte quelle fut la cause de la rupture entre le poète et celle qui voulait moins partager un amour que son immortalité. Puis, c’est la rencontre fortuite de Goethe et d’Hemingway dans les limbes de l’au-delà avant qu’on retrouve Agnès et sa sœur Laura.
Si vous ne connaissez pas les grands romans du XVIIIe siècle où les héros vont et viennent sans souci du vraisemblable ; si vous n’aimez que les petits romans bourgeois ou les romans petit-bourgeois, vous trouverez cela décousu ; mais si, aux systèmes logiques arbitraires, vous préférez la logique interne et à l’application, le rêve et la fantaisie, alors vous percevrez la cohérence magnifique de ce livre.
Les phrases de Kundera sont corrosives, subversives, d’où notre époque ressort meurtrie. A tous ceux qui désignent notre époque comme un siècle de lumière, Kundera dit : « Attention ! Ne vous cachez pas les dangers, ne confondez pas la modernité avec les signes avant-coureurs d’un nouvel obscurantisme, celui des publicitaires, et des journalistes !’’
Quand on lit Kundera, c’est toujours clair, limpide et fluide. On en sort plus intelligent. En lisant ses livres, j’ai eu un choc d’intelligence. Milan Kundera est quelqu’un qui peut nous parler de littérature, de musique, de peinture, de cinéma, de théâtre, avoir une réflexion sur l’histoire, la mémoire, l’oubli, et tout ça en jetant des ponts entre les savoirs de façon simple et tout à fait transparente.
Milan Kundera nous a quitté le 12 juillet à Paris à l’âge de 94 ans.
Sa maîtrise de la langue française est telle qu’il refuse que ses romans soient traduits, de peur que ses textes ne soient plus fidèles à ses pensées. Son œuvre est une peinture caustique de la condition humaine, une formidable ode à l’amour et à la liberté, toujours teinté de ce sarcasme doux-amer qui nous a fait sourire et qui nous a émus, au gré de sa plume allègre, virtuose et toujours pleine d’esprit.
Une de ses pensées qui est devenue ma devise est: “Celui qui est absolument aimé ne peut être misérable.”
Un écrivain que je recommande à toutes et à tous.
Par Mustapha Bouhaddar pour Maghreb Canada Express, Vol. XXI, N°09, Page 06, Édition du mois de septembre 2023.