Par Abderrafie Hamdi (Rabat, Maroc)
On ne peut comprendre les contestations d’aujourd’hui sans rappeler un fait simple : le Maroc s’est profondément transformé au cours des vingt dernières années. Ports maritimes, autoroutes, train à grande vitesse, énergies renouvelables, programmes sociaux… Les preuves du changement sont visibles dans le quotidien de chacun. Mais ces réalisations, aussi impressionnantes soient-elles, donnent à beaucoup le sentiment d’être des succès sans parrains, des projets imposants mais rarement appropriés. Car une politique publique, avant d’être un budget chiffré en milliards, devrait nourrir la fierté et renforcer l’appartenance collective. Elle perd son sens lorsqu’elle est perçue comme une faveur accordée. Gandhi le disait déjà : « Faire pour moi, sans moi, c’est contre moi ».
C’est dans ce décalage qu’apparaît la Génération Z. Une génération façonnée par l’univers numérique, qui raisonne en images, en hashtags, en vidéos brèves, et qui se mobilise dans des espaces de discussion fermés.
On l’accuse souvent d’être impulsive, émotive, irrationnelle. Mais derrière ce langage nouveau se cache une réalité sociale bien concrète : le coût de la vie, l’accès difficile aux soins, la crise de l’école, la fermeture des horizons. Ces jeunes parlent pour eux-mêmes, mais aussi pour leurs familles. Ils incarnent la face la plus bruyante d’un malaise qui traverse toutes les générations.
Ce malaise ne vient pas seulement de l’inflation ou des difficultés sociales. Il tient surtout à la disparition des lieux de dialogue et de médiation. Habermas a montré que l’espace public est l’endroit où se construit la volonté collective. Or cet espace s’est peu à peu effondré. Partis et syndicats ont perdu leur crédibilité, vidés de toute substance. Le citoyen, et d’abord le jeune, n’a plus d’endroit où confronter ses idées. Il se replie sur deux univers parallèles : la famille, exposée aux épreuves du quotidien, et les plateformes numériques, qui deviennent des catalyseurs d’indignation. Ces outils véhiculent parfois des illusions et des excès émotionnels, mais ils offrent aussi une rapidité et une intensité de mobilisation inédites.
Une autre cause du blocage réside dans le profil des élites. Là où l’on attendait des responsables politiques capables de porter une vision et de construire un horizon partagé, ce sont les figures du technocrate et de l’expert qui se sont imposées. Or, comme l’a analysé Pierre Bourdieu, l’expertise parle un langage fermé, technique, souvent hautain, qui écarte les citoyens du débat. La politique se réduit alors à une gestion, perdant ce que Max Weber appelait « l’art du possible ». Dans ce vide laissé entre le gestionnaire et la société prospèrent frustration et désenchantement.
Le paysage médiatique n’a pas davantage joué son rôle. L’audiovisuel public, qui devrait informer, expliquer et relier, est devenu un facteur d’agacement. La médiocrité des programmes, l’absence de débats véritables, l’indifférence aux préoccupations concrètes des citoyens transforment l’écran en miroir déformant. Loin de donner du sens aux projets réalisés, il contribue à les délégitimer.
Ce n’est donc pas seulement la cherté de la vie qui nourrit la contestation, mais le sentiment d’une parole confisquée et d’une politique absente. Quand les médiations s’effondrent, quand l’espérance se retire, il ne reste que la rue comme espace d’expression. La Génération Z n’a pas choisi cette situation : elle y est née. Elle n’a pas inventé le discours de l’impasse : elle l’a reçu en héritage. Mais, du fait de sa culture numérique, elle le porte avec une intensité inédite.
Le défi n’est donc pas uniquement social ou économique. Il est politique au sens fort du terme : redonner au citoyen la possibilité de participer, de se reconnaître dans des choix collectifs. Les responsables doivent redevenir des porteurs de vision, et non de simples gestionnaires. Les médias publics doivent redevenir des forums vivants, et non des vitrines vides. Hannah Arendt nous le rappelait : la politique n’est pas affaire de techniciens, mais d’action commune, qui seule peut donner du sens à la vie collective.
Le Maroc a beaucoup accompli sur le plan infrastructures . Mais l’essentiel reste à faire : transformer ces réalisations en un bien commun, en un récit partagé. Passer des chiffres à l’appropriation, des investissements à l’appartenance, des projets visibles à un horizon collectif.
À défaut, ces réalisations demeureront sans véritable appropriation, et les protestations ne feront que résonner comme le symptôme d’une politique absente, bien plus que comme la simple conséquence du coût de la vie ou de l’agitation numérique