Photo : Günter Grass

BOURDIEUL’un est philosophe et sociologue, l’autre est prix Nobel de littérature, écrivain, poète et sculpteur. La chaîne de télévision Arte a passé récemment un documentaire sous le titre « Günter Grass s’entretient avec Pierre Bourdieu ». En regardant ce documentaire, je me suis rendu compte à quel point les thèmes abordés par ces deux géants de ce dernier siècle, sont encore d’actualité.

Ce documentaire est passé à une heure tardive, mais il faut savoir qu’en ce moment, c’est tellement difficile de trouver un espace public pour s’exprimer.
Les émissions intellectuelles qui se passent autour d’une table ronde avec des invités non formatés et politiquement incorrects, sont victimes de la censure et de la loi de l’audimat. Pour preuve, notre journal qui est distribué gratuitement, et qui informe nos lecteurs sans langue de bois, a été censuré par « la consule » marocaine de Montréal. Je renvoie nos lecteurs qui souhaitent en savoir plus, à lire le numéro d’avril ou de visionner la vidéo qui circule sur youtube en ce moment sous le titre : « LA CONSULE GÉNÉRALE DU MAROC INSTAURE LA CENSURE« 

Fin novembre 1999, Günter Grass a reçu Pierre Bourdieu dans son atelier, tous deux sont en effet arrivés à la conclusion qu’en cette fin de siècle, il est nécessaire de se demander que les valeurs issues des Lumières, sont bien toujours les nôtres et ce qu’il faut faire pour qu’elles se perpétuent.

Pierre Bourdieu : Vous avez parlé quelque part de la tradition européenne ou allemande qui est d’ailleurs aussi une tradition française, d’ouvrir sa gueule. Et lorsque nous avions pensé à faire un dialogue public avec les syndicalistes, je ne savais pas évidemment que vous sauriez Prix Nobel. Je me réjouis beaucoup que vous ayez le Nobel, et je me réjouis aussi beaucoup que vous n’ayez pas été transformé par le prix Nobel, et que vous soyez aussi bien disposé qu’avant pour ouvrir votre gueule. J’aimerais bien que nous l’ouvrions ensemble.
Günter Grass : En Allemagne, il n’est guère habituel, de voir assis autour d’une même table un sociologue et un écrivain. Chez nous on a plutôt l’habitude de voir les philosophes dans leur coin, les sociologues dans leur coin, alors que dans la pièce du fond, on trouve les écrivains qui se chamaillent. Ce genre de conversation est beaucoup trop rare en Allemagne. Quand je pense à nos travaux, quand je pense à votre livre, « La misère du monde », et quand je pense à mon dernier ouvrage intitulé « Mon siècle », je constate qu’il y a entre nous bien des points communs. On raconte l’histoire vue d’en bas, on ne parle pas de la société en nous mettant dans la perspective du plaignant. Nous nous plaçons du côté des perdants, de ceux qui sont en marge, de ceux qui sont exclus par la société et qui font partie des minorités.
Les thèmes que nous abordons sont similaires. Maintenant, je me dis que vous avez admirablement réussi avec votre équipe, avec vos collaborateurs, à vous mettre en retrait pour vous concentrer entièrement sur un grand effort de compréhension, sans vouloir donner des leçons, et ce que vous avez réalisé est étonnant et remarquable. Vous brossez un tableau de la société, de la réalité sociale française, mais également sans doute, transposable dans d’autres pays, avec bien sûr des nuances, et vous racontez des histoires que j’aimerais beaucoup, moi, l’écrivain, le conteur, utiliser un peu comme matière première pour écrire mes propres romans.
Il y a par exemple, cette très belle description de la rue « 2 Junky », vous nous montrez des métallos qui sont aujourd’hui au chômage. Des gens qui sont métallos depuis de trois générations parfois, des gens venant des familles où l’on allait à la même usine. De génération en génération, ces gens ont toujours vu la rue « 2 Junky », mais aujourd’hui exclus de la société. Et j’aimerais beaucoup trouver un livre similaire, un livre conçu de la même façon, mais décrivant la réalité sociale allemande.
Il faudrait en fait, un livre comme cela, pour chaque pays. On pourrait en faire une bibliothèque qui serait en réalité une documentation sur le grave échec d’une politique qui a complètement démissionné devant l’économie. Il faudrait beaucoup plus d’enquête de ce genre.
Mais il y a une chose sur laquelle j’aimerais vous interroger, une chose qui m’a frappé en vous lisant, mais ça fait peut-être fait partie de la nature même de la sociologie. Il n’y a pas d’humour dans vos livres, le comique de l’échec par exemple, quelque chose qui est très présente dans l’histoire que je raconte, on n’en trouve pas trace chez vous. Des situations absurdes qui naissent parfois de la confrontation, on n’en trouve pas trace dans vos livres. Pourquoi ?
P.B : Peut-être parce que nous sommes un peu écrasés par la réalité, vous avez magnifiquement raconté un certain nombre de ces expériences que nous avons évoquées. Mon expérience d’un certain nombre des histoires que vous avez évoquées, c’est que celui qui les reçoit directement de la personne qui les a vécues, est un peu accablé par ces histoires. L’idée de prendre de la distance, n’est presque pas pensable. Par exemple, nous avons été amenés à exclure du livre, un certain nombre de récits par ce qu’ils étaient trop poignants, ou trop pathétiques, ou trop douloureux.
G.G : Entendons-nous bien, quand je dis « comique », je ne veux pas dire que le comique et le tragique s’excluent mutuellement. En fait, les frontières dans ce domaine, sont toujours très floues. Quand je vous lis, je découvre des situations absurdes. C’est ça que je voulais dire.
P.B : Oui je comprends, en fait ce que nous voulions, c’est jeter devant les yeux des lecteurs, cette absurdité brute, sans aucun effet. Une des consignes que nous avions données, les uns aux autres, était qu’il fallait éviter de faire de la littérature. Alors je vais peut-être vous choquer en disant cela. Il y a une tentation quand nous sommes devant des drames comme ceux-là, d’écrire, de bien écrire, et d’enjoliver les choses. La consigne était d’essayer d’être aussi brutalement positif que possible, pour restituer à la réalité sa violence. Parce que ces histoires sont dune violence extraordinaire. C’est presque insupportable. Pour des raisons scientifiques, mais aussi pour des raisons littéraires bizarrement. Ne pas être littéraire, pour être littéraire d’une autre façon. Mais aussi des raisons politiques, nous pensions que la violence des effets qu’exerce actuellement la politique néo-libérale qui est mise en œuvre en Europe, en Amérique latine, et d’autres pays. La violence de cette action est si grande qu’on ne peut pas en rendre compte par les mots. La critique n’est pas à la hauteur des effets que produit cette politique. C’est peut-être naïf, mais c’était ça l’intention.
G.G : On voit bien dans votre livre que les enquêteurs restent souvent sans voix. Car ce qu’on leur raconte les oblige à répéter leurs questions. En fait, ils sont désarçonnés par ce qu’ils entendent, et qui est dit et présenté avec une sorte d’urgence intérieure, qui trouble l’enquêteur qui perd son fil. C’est d’ailleurs une bonne chose, car ainsi l’enquêteur évite d’imposer d’une manière autoritaire son propre point de vue. Mais je me pose une question, une question qu’il faut placer dans un contexte plus vaste. Nous sommes tous deux, vous le philosophe, et moi l’écrivain, les enfants des Lumières. Nous sommes les héritiers d’une tradition européenne qu’on remet aujourd’hui partout en cause. En tout cas, on la conteste en Allemagne, on la conteste en France, un peu comme si cette tradition européenne des Lumières, s’était égarée, s’était interrompue, comme si on pouvait s’en passer. Ce que je ne crois pas…… »
C’était juste quelques morceaux choisis, car l’entretien dure plus d’une heure. Alors j’invite nos lecteurs que cet entretien intéresse de le voir en « replay » sur le site d’Arté. J’aimerais aussi signaler que Günter Grass est décédé le 13 avril dernier à Lübeck, et que cet entretien diffusé par Arté est un bel hommage pour cet esprit libre qui avait une grande gueule dans le bon sens du terme. Son livre « Pleurs d’oignons » fit scandale en 2006, car il y avait révélé son engagement volontaire dans les Waffen-SS, à l’âge de 17 ans en 1944. Cet aveu tardif, ce secret qui le hantait depuis toujours, il l’avait dévoilé dans ce livre.
Bien sûr il y a son roman « Le Tambour » qui est mondialement connu, et qui a été adapté au cinéma, mais il y a des livres de Günter Grass largement plus intéressants comme « Mon siècle » ou « Journal d’un escargot ».
Pour Pierre Bourdieu, il y a « La misère du monde » ou « Ce que parler veut dire » à lire d’urgence.

Par Mustapha Bouhaddar,

Source : Maghreb Canada Express, Vol. Xiii, No 5, Page 9, Mai 2015.

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