Deux Marocains expatriés, Abderrahman El Fouladi, directeur du journal Maghreb-Canada et l’écrivain Tahar Ben Jelloun, réagissent à la victoire électorale récente du Parti de la justice et du développement (PJD), l’aile des Frères Musulmans au Maroc. Le premier déclare qu’il n’y a aucune raison de s’inquiéter tandis que le second écrit que «les islamistes de par le monde ne connaissent que le versant extrême même s’ils tiennent un discours rassurant».
Le 27 novembre, le site MoroccoWorldNews.com (archivé sur GMBDR) rapporta que Youssef Qaradawi, le guide spirituel des Frères Musulmans, s’était empressé de féliciter ses supporteurs du PJD après qu’ils aient remporté l’élection. C’est le leader de ce parti,Abdelilah Benkirane, qui aura la responsabilité de former le prochain gouvernement marocain.
Au fil des ans, Qaradawi a multiplié les déclarations radicales. Il s’est notamment déclaré en faveur de la conquête de l’Occident par les musulmans, il a plaidé pour l’exécution des homosexuels (vidéo 5:27), il a déclaré qu’Allah avait imposé Hitler aux juifs «pour les punir de leur corruption», etc.
Le directeur du journal Maghreb-Canada, Abderrahman El Fouladi, déclare dans le numéro de décembre 2011 (p. 3) qu’il n’y a aucune raison d’avoir peur du Parti de la justice et du développement (PJD) qui vient de remporter la victoire au Maroc. Selon M. El Fouladi, les islamistes politiques sont partagés entre deux catégories :
- Ceux qui adhèrent au principe de tolérance et qui citent le verset 109:6 du Coran («Vous avez votre religion et moi la mienne»);
- Ceux qui croient que les musulmans doivent combattre les kafirs (non-musulmans) jusqu’à ce que les principes de l’islam triomphent et qui citent les versets 2:193 et 8:39 («Combattez-les jusqu’à ce qu’ils croient en Dieu».
M. El Fouladi conclut que «le discours du PJD penche largement du côté de la première catégorie»… mais il ne cite aucun extrait spécifique du programme de ce parti pour justifier sa conclusion.
En juin 2011, Slate Afrique a rapporté que le leader du PJD, s’était exprimé contre la reconnaissance de la liberté de religion lors des discussions entourant le projet de réforme de la Constitution présentée par le roi Mohammed V et pour l’application des «châtiments de Dieu» (la peine de mort) contre les homosexuels.
Tahar Ben Jelloun : Les islamistes ne connaissent que le versant extrême
De son côté, l’écrivain Tahar Ben Jelloun, prix Goncourt 1987, a réagi à l’arrivée des islamistes au pouvoir dans un commentaire publié par Le Monde (5 décembre 2011). Point de Bascule en présente les principaux extraits :
Maroc : l’islam doit rester dans les mosquées
Il est une expression vide de sens et surtout qui trompe son monde : «islamistes modérés». Un religieux qui investit le champ politique n’a que faire de la modération. (…) Les islamistes de par le monde ne connaissent que le versant extrême même s’ils tiennent un discours rassurant.
(…) L’islam bien compris est une belle religion; elle devrait rester dans les cœurs et dans les mosquées. D’ailleurs Dieu insiste sur la responsabilité de la personne dans ses actes. Elle n’a pas besoin d’un gouvernement religieux pour lui dicter ce qu’elle a à faire. Or l’islamisme politique se caractérise en général par une action directe sur le mode de vie des gens.
Cela commence par quelques prêches moralisants et finit par des décrets et des lois (fatwas) qui gouvernent la vie quotidienne des citoyens. Il empêche de penser ou mieux pense à la place des citoyens. A quoi bon penser, douter, débattre puisque tout est écrit d’avance.
(…) On a même entendu un candidat du Parti de la justice et du développement (PJD) promettre un «coin de paradis» à ceux qui auront voté pour lui. Le pire est que ça marche ! Allez concurrencer cette démagogie imbécile mais efficace !
L’islamisme marocain a été fabriqué depuis longtemps. On peut dater son émergence avec la politique irresponsable d’arabisation de l’enseignement dans le sens d’un monolinguisme où tout a été confié à la pensée islamique. Je me souviens en 1971 avoir quitté mon poste de professeur de philosophie le jour où le ministère de l’intérieur décida d’arabiser cet enseignement dans le but non avoué de limiter l’accès des élèves marocains aux textes jugés subversifs de la philosophie qui s’enseignait à l’époque en français.
On a remplacé les textes de Nietzsche, de Freud, de Marx, de Weber et bien d’autres par l’histoire de la pensée islamique, laquelle était enseignée parmi d’autres courants.
L’arabisation ratée de l’éducation nationale a été doublée par le recours à l’enseignement privé bilingue et ouvert sur d’autres cultures. Tous les responsables de cette politique n’ont pas ménagé leurs efforts pour inscrire leurs enfants dans les lycées de la Mission française ! Les diplômés francophones (en fait bilingues) trouvaient plus facilement du travail que ceux qui ne maîtrisaient que l’arabe.
Un fossé sociologique s’est creusé entre ces deux clans. Les islamistes vont recruter dans le milieu arabophone, frustré et marginalisé par le pouvoir.
Il n’y a pas que cet aspect qui a fait émerger l’islam politique au Maroc. La révolution iranienne, le travail de propagande des Frères musulmans, l’importance des chaînes satellitaires des pays du Golfe qui sont de véritables postes de prosélytisme, vont travailler l’imaginaire des Marocains enclins à entendre un discours qui les rassure d’autant plus que les autres partis ont montré leur incompétence ou leur naïveté.
L’autre élément important est que ces élections ne sont pas le résultat de la démocratie. Certes, les votes ont eu lieu sans interventions, sans truquages. Mais le fait que seulement 45 % des inscrits se soient déplacés pour voter veut dire que la pédagogie du travail démocratique n’a pas avancé. Car la démocratie n’est pas une technique mais une culture. Le Maroc n’a pas eu le temps de cultiver la démocratie dans les esprits.
Il faut du temps, car il ne suffit pas d’aller voter, encore faut-il voter dans un esprit qui met en avant les valeurs de la modernité (État de droit, respect de l’individu, etc.). Or tant que le champ religieux se mêle du politique, cette pédagogie est en échec