Dr Mohammed Mraizika
Tel un trait saillant qui barre sans ménagement des chapitres de l’histoire officielle d’une France dont ‘’le passé colonial ne passe pas’’, apparaissent quelques mots sur le socle de la statue de Joseph Simon Gallieni (1849-1916) érigée place Vauban (Paris7ème) à proximité des Invalides : ‘’Déboulonnons le récit officiel’’. Tout est dit car il ne s’agit pas ici de graffitis sauvages tracés à la va-vite sur des façades d’un lieu public, mais d’un geste symbolique qui se veut une dénonciation d’un racisme aveugle et abjecte qui a fait des milliers de déportés et de morts par le passé et qui continue son œuvre macabre sous forme de tueries et de bavures policières.
I- Leur histoire n’est pas la ‘’Nôtre’’
Dans l’absolu, le bâchage et le tag de la statue de Gallieni, est une atteinte à la mémoire de ce militaire qui a passé près de 30 ans dans les colonies au service des intérêts de la France et dont Clémenceau disait de lui qu’« Il est le véritable sauveur de Paris ». La dégradation de sa statue peut aussi être lue comme un rappel de l’injonction, ancienne mais toujours vivace, faite à la France pour remettre de l’ordre dans son histoire. Injonction déclarée non avenue par le président E. Macron le 14 juin 2020, qui affirme que « la République n’effacera aucune trace ni aucun nom de son Histoire. La République ne déboulonnera pas de statue… ». En écho à cette déclaration, un membre (B. Le Maire) du gouvernement, non encore remis de la contestation des Gilets jaunes, de la réforme de la retraite et de la gestion de la crise sanitaire (COVID-19) se presse pour dire : “Nous ne déboulonnerons pas les statues (…) et nous ne débaptiserons pas les bâtiments officiels”. Le Ministre fait allusion à la proposition de l’ancien premier Ministre socialiste Jean-Marc Ayrault, qui lui demande de débaptiser le bâtiment de Bercy qui porte le nom de Colbert, auteur du Code noir.
Céder à ce type d’injonctions serait, pour le gouvernement un précédent fâcheux, car il faudrait renommer des milliers de rues, de places, de gymnases, de jardins et d’écoles qui portent les noms de maréchaux ou de généraux considérés comme des esclavagistes et des colonialistes. La capitale Paris est elle-même ceinturée (33,7 km) par le boulevard des Maréchaux, du nom des Maréchaux de France qui ont conduit, à partir de 1804, des guerres pour le compte de la France et qui se sont illustrés de manières contestables en colonisant des territoires et en réduisant leurs peuples à l’esclavage. Et c’est ainsi qu’ils ont gagné leur bâton de Maréchal ou leurs étoiles de général. C’est le cas du Général Albert d’Amade (1856-1941) artisan de la mise en œuvre au Maroc de la « politique française de conquête et de brutalité » exécutée par la Colonne du littoral. Ce Général, qui a servi en Algérie et au Tonkin, a choisi l’option d’une « action militaire à outrance » pour réduire la résistance des tribus d’Oulad Saïd et des M’Dakra au prix de massacres de « villages entiers, de femmes, d’enfants et de vieillards » dans la Chaouia (1908-1909). Il n’empêche, il a obtenu le grade de Général de Division et des distinctions prestigieuses.
Quant à Joseph Gallieni, il rejoint en 1876 les tirailleurs sénégalais à Dakar et obtient, en 1878, du Sultan du Niger, Ahmadou Tall, la signature du Traité de Nango qui confère (1881) à la France l’exclusivité du commerce dans le haut Niger. Il s’illustre également à Madagascar, annexé en 1897, et au Tonkin (1893-1895). Il impose en 1880 à des chefs locaux la conclusion d’un Protectorat sur le Mali. Dans tous les territoires dont il a la charge, en Indochine ou en Afrique, il utilise (1881) la manière forte pour réprimer les mouvements de résistance. Il y instaure le travail forcé des autochtones et veille à diviser la société locale en clans rivaux. Mais c’est en Indochine qu’il pose les jalons de sa doctrine dite de la « tâche d’huile » et met en œuvre la « politique des races ». Ces doctrines se sont traduites sur le plan social et culturel par la fameuse formule : « diviser pour régner ». Gallieni ne fait pas mystère de sa doctrine qu’il explicite devant ses soldats en ces termes : « Frapper à la tête (…). En somme, toute action politique dans la colonie doit consister à discerner et mettre à profit les éléments locaux utilisables, à neutraliser et détruire les éléments locaux non utilisables. ». Il sera nommé Ministre de la guerre de 1915 à 1916 et obtiendra le bâton de maréchal à titre posthume en 1921.
Ces quelques exemples illustrent en fait la philosophie et l’action coloniales de ces personnages emblématiques de l’histoire coloniale française dénoncée aujourd’hui par des militants qui font usage de toutes sortes de moyens pour la remettre en cause. Dans ce combat pour la « vérité historique » et cette recherche du « « comment les choses ont vraiment été » (Voir l’historien allemand Léopold Von Ranke), la dénonciation qui cible les symboles de l’histoire coloniale, les statues notamment, sont le premier stade de cette recherche de la vérité. Cette manière d’agir n’est pas, une « réécriture haineuse ou fausse du passé’’ mais un moyen de pointer les formes d’un racisme et d’une discrimination mortifère et leur corollaire l’absence de considération qui frappe durement des catégories sociales à cause de la couleur de la peau ou l’origine ethnique de leurs membres.
En France, l’affaire Adama Traoré, mort (juillet 2016) à la gendarmerie de Persan après son interpellation à Beaumont-sur-Oise, et le décès à Paris de Cédric Chouviat, un père famille, après un simple contrôle routier (janvier 2020) ont suscité beaucoup d’émoi et de la colère car perçus comme l’expression d’un manque de respect et de considération. Mais au-delà de la remise en cause des techniques utilisées lors des interpellations, en particulier le plaquage ventral, ces deux cas sont révélateurs d’un climat malsain. Les deux décès précèdent certes la mort de George Floyd (25 mai 2020) à Minneapolis. Mais tous ces meurtres ont en commun la violence policière. Ils ne pouvaient donc laisser indifférent au-delà de la communauté afro-américaine ou noire. Les actions menées en France ne peuvent donc se comprendre qu’à la lumière de cet événement atroce : la mort de George Floyd. Sa dénonciation a donné lieu à des formes de luttes antiracistes diverses. Le déboulonnage et la dégradation de statues de personnes dont la réputation d’esclavagistes et de négriers est prouvée, en est une.
C’est le cas à Bristol où la statue (1895) d’Edward Colston est arrachée de son piédestal, piétinée et jetée dans le port fluvial. Colston était un homme politique et un parlementaire anglais conservateur (1710 à 1713), mais c’était surtout un marchand d’esclaves, un négrier, négociant qui s’est enrichi grâce au commerce triangulaire dans les années 1680. Son nom est associé à l’histoire de la ville de Bristol dont il était un mécène. Mais, cette posture de bienfaiteur (dons à l’église et aux associations) de la ville a été remise en cause dès les années 90. Il n’est donc pas étonnant qu’il soit de nouveau au centre des débats mémoriels liés à l’esclavage.
Aux États-Unis, à Richmond (Virginie), la statue de Jefferson Davis, le président des États confédérés pendant la guerre de Sécession (1861 à 1865), a été déboulonnée. Le même jour, la présidente de la Chambre des Représentants, la démocrate Nancy Pelosi, a appelé au retrait des 11 statues du Capitole représentant des soldats et des responsables confédérés, dont Jefferson.
II- Pourquoi les statues ?
La question qui mérite d’être posée au regard de ces différentes actions ciblées est : Pourquoi les statues ? Les statues sont aujourd’hui la cible d’actions antiracistes car elles sont devenues aux yeux des auteurs de leurs dégradations plus que des » objets culturels « . Elles racontent des récits et rappellent des chapitres de l’histoire coloniale en vue de sa glorification. C’est en fait » l’histoire des vainqueurs » qui est proposée par ses statues et qui trouve dans les livres scolaires et les commémorations officielles des relais réguliers. Cette histoire, disent les militants politiques, n’est pas » la Nôtre » et ces statues ne sont pas des »œuvre d’art » mais un »outil de glorification ». En somme, elles sont érigées à la mémoire de personnages controversés qui doivent leur gloire et leur bâton de maréchal et leurs étoiles de généraux à des victoires sur des peuples démunis, colonisés, exploités et réduits en esclavage. L’image d’un Gallieni porté par quatre hommes noirs en dit long à la fois, sur le statut du colonisateur vainqueur et sur la situation du colonisé, dominé et exploité.
Pour les militant(e)s antiracistes et anti-esclavagistes, la statue de Gallieni de la place Vauban à Paris, recouverte d’un drap noir le 18 juin (18h) présente une image dégradée et humiliante de la femme noire africaine. En effet, quatre femmes (allégories des nations colonisées) portent le général Gallieni triomphant. Pour l’historienne Françoise Vergès » Cette statue, c’est un hommage au viol, au vol et à la soumission « . Le président du Conseil représentatif des associations noires de France (CRAN), l’une des associations agissantes en la matière confirme ce dire : » Nous devons nous interroger sur ce qui nous a poussés à en faire un héros national. Ce n’est pas une statue, c’est un choix politique et émotionnel. » » Un choix qui divise puisque Gallieni est l’auteur de plusieurs massacres « .
Gallieni, » une des figures du passé esclavagiste de la France « , est devenu en fait un symbole à abattre et à effacer des lieux publics. La station de métro qui porte son nom a été débaptisée par des militants communistes et écologistes et remplacée par le nom de Josette et Maurice Audin, » figures communistes et militants anticoloniaux « . A Thionville (Moselle) ce sont des lycéens qui ont décidé, bien avant la mort de George Floyd, de changer le nom de leur Lycée Colbert et de le remplacer par celui de Rosa Parks (1913-2005), militante et figure emblématique de la lutte contre la ségrégation raciale aux États-Unis.
III- Comment donc sortir de cette guerre mémorielle ?
Peut-on en France engager sérieusement un débat serein sur la question de la mémoire et de l’histoire partagée ?
Les groupes politiques et associatifs qui ont lancé l’appel à « déboulonner la statue de Colbert », affirment à qui veut bien les entendre que leur action était pacifique et non-violente. Ils lancent à l’occasion au gouvernement un appel au débat. Mais reste à définir le cadre de ce débat et préciser ses attendus. Et c’est là un point de divergence fondamental. Le président de la République E. Macron se cantonne dans une posture de fermeté en affirmant qu’il n’acceptera ni de revisiter ni de nier le passé de la France. Son Ministre de l’économie a surenchéri en ajoutant : « Nous ne déboulonnerons pas les statues (…), et nous ne débaptiserons pas les bâtiments officiels ». Alors que les militants proclament la révision de l’histoire et la mémoire, suggèrent de débaptiser les noms des rues, les lieux publics (écoles, lycées, gymnases, jardins), et qu’il faut » aller plus loin » dans l’action anti-statues.
En réalité c’est l’impasse totale. En France, les mouvements ne sont pas à court d’idées et d’initiatives. Leur critique est centrée sur la question de la mémoire et de l’histoire mais leur dynamique puise en ce moment son inspiration dans le mouvement Black Lives Matter ( » les vies noires comptent « ) qui, depuis sa fondation en 2013, n’a cessé de lutter contre » le racisme systémique envers les Noirs « . Il est, après la mort de George Floyd, le fer de lance et l’inspirateur des manifestations et émeutes aux États-Unis et ailleurs.
» Nous devons plutôt lucidement regarder ensemble toute notre Histoire, toutes nos mémoires « , souligne le Président E. Macron le 14 juin, qui ajoute » en aucun cas de revisiter ou de nier ce que nous sommes « . Certes. Mais tant que les discriminations et les inégalités économiques et sociales persistent et tant que les débordements de services de l’Etat censés protéger les citoyens et représenter l’ordre au-delà de toutes autres considérations, ne sont pas sanctionnés, il y a fort à parier que l’avènement d’un débat serein et apaisé sur l’histoire de la France n’est pas pour demain.
Le dernier mot est à René MARAN qui écrit (Batouala, Paris, Ed. Albin Michel, 1921) à propos de la colonisation : »Tu n’es pas un flambeau, mais un incendie, tout ce à quoi tu touches, tu le consumes ».
Par Dr Mohammed MRAIZIKA (Historien, chercheur, consultant en ingénierie culturelle, Auteur, conférencier et directeur du CIIRI-Paris) pour Maghreb Canada Express, Vol. XVIII, N°07, pages 06-07, JUILLET 2020.