L’une des principales qualités d’un homme d’État réside dans sa capacité à allier bravoure et ruse. Il doit être à la fois « lion » pour résister aux prédateurs et « renard » pour déjouer les pièges. Cette réflexion incarne l’essence du célèbre ouvrage « Le Prince« , écrit par le philosophe italien Niccolò Machiavel en 1532. En à peine 240 pages, Machiavel a jeté les bases d’une pensée politique pragmatique et impitoyable qui a inspiré nombre de leaders dans le monde, malgré une farouche opposition de l’Église, qui voyait dans ce livre une remise en question de son monopole moral sur le pouvoir.

Depuis lors, « Le Prince » est devenu un manuel pour bon nombre de dirigeants, de Napoléon à Mussolini. Mais Donald Trump, ancien président et désormais de retour à la Maison-Blanche, semble incarner une version du Prince machiavélien bien plus habile encore: Là où Machiavel se heurtait à l’Église, Trump l’a mise de son côté : il a su rallier à sa cause une partie du clergé (chrétien NDLR), des musulmans américains, et même les minorités qui, autrefois, auraient pu lui être hostiles.

Aucun des 45 présidents qui l’ont précédé n’a suscité autant de controverse à l’intérieur et de crainte à l’extérieur. Sur le plan intérieur, la démocratie américaine, profondément enracinée, permet encore de corriger ses propres dérives, en fermant la parenthèse populiste dès que nécessaire. Mais à l’international, c’est bien la propagation de ce modèle populiste qui inquiète. De nombreux États — y compris en Europe et en Asie, où les institutions démocratiques ne sont pas aussi solidement ancrées qu’aux États-Unis — pourraient céder aux sirènes d’une gouvernance immédiate, sacrifiant la durabilité pour des gains rapides, au mépris des principes de développement durable et de respect de l’altérité.

L’arrivée de Trump à la Maison-Blanche, prévue pour le 20 janvier 2025, n’est ni un accident ni un simple retour dans la vie politique américaine. Il serait erroné de l’analyser avec les mêmes grilles que les élections de 2016, ou de réduire sa victoire aux complexités du système électoral américain, où les grands électeurs (540 à travers le pays) jouent un rôle décisif. Les questions se posent : les Américains ont-ils sanctionné le Parti démocrate malgré ses succès économiques ? Ou est-ce parce qu’il n’a pas su présenter un candidat masculin ou une autre femme qu’Harris ? Ou encore parce que la décision de ne pas reconduire Joe Biden n’a été prise qu’en août ?

Peut-être s’agit-il tout simplement d’un vote personnel pour Trump, indépendamment des partis, en faveur de sa force, de ses défis et de ses promesses. En ce sens, le Parti républicain aurait été le grand bénéficiaire de son succès, en consolidant sa majorité au Sénat et en renforçant sa présence à la Cour suprême. Il est significatif que, même en matière de relations internationales, Trump évoque ses relations avec des figures comme Erdogan, Poutine ou Mohammed ben Salmane non pas comme des alliances au nom des États-Unis, mais comme des amitiés personnelles.

Cette fois, Trump n’a pas seulement remporté les voix des grands électeurs comme en 2016, où Hillary Clinton l’avait devancé de plus de deux millions de suffrages populaires. Aujourd’hui, il a su conquérir l’ensemble des voix américaines, grands électeurs compris, révélant une alliance de soutien inédite : jeunes, femmes, électeurs d’origine asiatique et bien d’autres segments inattendus de la population, ajoutés à ses soutiens traditionnels et aux conservateurs religieux. Contre toute attente, Trump a incarné un consensus national que même le « Prince » de Machiavel n’aurait pu imaginer.

À bien des égards, ce qui s’est produit aux États-Unis rappelle une anecdote rapportée par l’historien Albert Hourani dans La pensée arabe à l’époque de la Nahda (1798-1939). En lisant Le Prince de Machiavel, le vice-roi d’Égypte Mohammed Ali aurait confié à son ministre : “Je ne trouve rien de nouveau dans cette traduction du Prince. Je vois clairement que Machiavel n’a rien à m’apprendre. Je connais plus de ruses que lui… Pas besoin de continuer la traduction.”

Ainsi, en se réappropriant les stratégies du vieux traité italien, Trump ne fait que démontrer qu’il est, à bien des égards, le digne héritier d’une pensée politique pragmatique qui, depuis cinq siècles, continue de guider les maîtres du pouvoir.

Par Abderrafie Hamdi.

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