Par Abderrafie Hamdi (Rabat, Maroc)

« Le fardeau de l’homme blanc » est un concept colonial né au XIX? siècle et devenu une théorie servant à légitimer l’hégémonie occidentale sur les peuples non blancs – qu’ils soient noirs ou métis – sous prétexte de « les préparer » et de leur transmettre la civilisation pour les civiliser. C’est dans ce contexte que l’écrivain britannique Rudyard Kipling popularisa cette expression dans son célèbre poème, appelant alors les États-Unis à coloniser les Philippines, en présentant cette mission comme un « devoir moral ». À l’époque, en plein apogée de l’expansion coloniale européenne, les populations asiatiques et africaines étaient jugées « primitives » et en besoin de la guidance occidentale.

Kipling ne s’arrêta pas au seul texte : il transforma son poème en une série de caricatures, dont la plus emblématique fut « Le Bon Départ ». Réalisée en 1899, cette illustration reflétait les ambitions américaines à la suite de la guerre hispano-américaine, tout en faisant la promotion d’un projet controversé de canal au Nicaragua. La carte des États-Unis y était présentée comme un empire tentaculaire, s’étendant sur la planète, avec Cuba, Porto Rico, l’Alaska et les Philippines désignés comme de nouveaux territoires. Au centre de cette fresque, le président William McKinley se dresse sur le golfe du Mexique, aidé par un Uncle Sam muni d’outils de construction, symbolisant la mise en œuvre du canal.

Mais que se passerait-il si, en 2025, nous recréions cette caricature emblématique en remplaçant le président McKinley par Donald Trump, le 45? président des États-Unis ?

Cette interrogation m’est venue lors d’un dîner à Rabat, alors que j’écoutais les analyses d’un ami de longue date, expert des mutations intellectuelles en Occident et bien connecté aux sphères politiques et médiatiques américaines. Selon lui, la montée des mouvements d’extrême droite – aujourd’hui incarnés par des figures telles que Trump aux États-Unis et leurs homologues en Europe – reflète un désir persistant en Occident de renouer avec l’héritage du « fardeau de l’homme blanc ». Autrement dit, un retour aux instincts racistes et à une brutalité primitive que la communauté internationale avait cherché à contenir après les deux guerres mondiales, en instaurant des accords, des traités et des institutions – notamment les Nations Unies et ses agences – pour promouvoir un ordre pacifique en opposition au «droit de la jungle» colonial.

Depuis plusieurs années, des voix s’élèvent en Occident – tantôt de façon explicite, tantôt de manière voilée – pour dénoncer ce qu’elles considèrent comme des « concessions » excessives. Révoltes des Afro-Américains, mouvements d’indépendance en Afrique, et appels globaux à l’égalité et aux droits humains témoignent de cette tension. Même d’anciennes colonies réclament aujourd’hui la restitution de ce qui leur a été spolié – que ce soit en termes d’héritage matériel ou immatériel –, accompagnée d’excuses officielles et, pourquoi pas, de réparations pour le passé colonial qui a marqué l’Asie, l’Amérique latine et l’Afrique.

Lors du récent sommet de l’Union africaine à Addis-Abeba, les dirigeants du continent ont abordé des dossiers sensibles liés à l’esclavage et au colonialisme, allant jusqu’à esquisser une feuille de route pour 2025 dédiée à « JUSTICE POUR LES AFRICAINS ET LES PERSONNES D’ASCENDANCE AFRICAINE PAR LES RÉPARATIONS » Aujourd’hui, il semble que la patience du «fardeau de l’homme blanc» ait atteint ses limites. Les vestiges d’un ordre mondial façonné après la Seconde Guerre mondiale sont de plus en plus remis en question. Combien mon ami aurait réagi différemment si Donald Trump avait accédé à la Maison-Blanche en arrivant sur un char d’assaut ou en arborant un symbole nucléaire !

On aurait pu croire que ses propos et ses gestes n’étaient que l’expression isolée d’un tempérament marginal. Mais, hélas, Trump est parvenu au pouvoir –comme d’autres en Europe– par le biais de la démocratie, d’élections libres et de financements transparents. Ce phénomène dépasse la simple personnalité d’un dirigeant : il reflète une volonté collective, celle même du « fardeau de l’homme blanc », qui continue d’alimenter des tendances réactionnaires. Dans un contexte mondial marqué par la remise en cause de l’héritage colonial et la montée des revendications identitaires, force est de constater que d’anciennes logiques refont surface.

Espérons toutefois que ces réflexions ne resteront qu’un sujet de conversation autour d’un dîner, et qu’elles ne préfigureront pas le retour définitif d’un passé que l’humanité s’efforce de dépasser.

By AEF