Par Abderrazaq MIHAMOU (Expert Digital, Chroniqueur MCE)

L’ère numérique a engendré un paradoxe saisissant. Alors que l’accès à l’information n’a jamais été aussi rapide et illimité via les réseaux sociaux, la crédibilité même de cette information s’est effondrée. Le journalisme professionnel, pilier de la démocratie, subit un déclin sans précédent, cédant l’espace médiatique à des influenceurs dont la seule loi est l’audience, et dont l’unique foi est souvent le gain financier. Ce basculement non régulé est un danger sociétal majeur, qui sème la confusion et le chaos.

L’Érosion du Quatrième Pouvoir : Les Causes du Déclin

Le recul du journalisme professionnel n’est pas le fruit du hasard. Il est le résultat de facteurs économiques et structurels, exacerbés par l’écosystème des réseaux sociaux.

1. La Crise Économique des Médias Traditionnels

Les modèles économiques des médias traditionnels (presse écrite, télévision, radio) sont profondément fragilisés. La majorité des recettes publicitaires numériques est captée par le « duopole » de plateformes comme Google, Meta, Tik-Tok, Instagram, … Cette perte de ressources conduit à une réduction des moyens rédactionnels (fermetures de rédactions, suppression de postes, manque de moyens pour les enquêtes approfondies), affaiblissant la capacité du journalisme à remplir son rôle de chien de garde de la démocratie.

2. L’Immédiateté contre la Vérification

Les réseaux sociaux privilégient l’immédiateté de l’information brute, sans filtre ni vérification préalable. L’algorithme récompense ce qui génère le plus d’engagement (émotion, scandale, clivage), souvent au détriment de l’exactitude. Le travail journalistique — qui exige du temps pour la vérification des sources, la contextualisation et l’analyse — est perçu comme lent et moins « vendeur » que le « scoop » instantané ou la réaction émotionnelle d’un influenceur.

3. Perte de Confiance et Quête d’Authenticité

Une partie du public exprime un rejet du journalisme grand public, lui reprochant une neutralité factice, des biais politiques ou une zone aveugle sur certains sujets. Les influenceurs, eux, cultivent une relation para-sociale (unilatérale, d’apparence intime) avec leurs « followers », se posant en figures accessibles et authentiques. Cette proximité est un puissant vecteur de persuasion, surtout auprès des jeunes, qui les perçoivent moins comme des sources d’information que de divertissement.

Les Influenceurs, Nouveaux Pôles d’Information : Un Risque de Ténèbres Éthiques

Le glissement du pouvoir informatif vers les influenceurs crée un vide éthique et légal qui constitue le danger principal.

1. L’Information Dénuée de Déontologie

Là où le journalisme professionnel s’appuie sur une déontologie stricte (véracité, indépendance, impartialité, protection des sources), l’influenceur n’est souvent soumis qu’à sa propre volonté et aux intérêts de ses partenaires. La carte de journaliste est le fruit d’une formation et d’une éthique ; l’influence, elle, se base sur le nombre d’abonnés et la capacité à créer du buzz. En cas d’erreur ou de manipulation, la responsabilité de l’influenceur est diluée, voire inexistante, comparée à celle d’une rédaction professionnelle.

2. Le Masque de la Publicité Déguisée

L’un des risques majeurs est la confusion entre information, communication et publicité (marketing d’influence). Souvent, les influenceurs ne révèlent pas clairement l’intention commerciale ou l’origine du financement de leur contenu, ce qui est parfois puni par la loi. Le public, en particulier les plus jeunes, peine à distinguer un conseil sincère d’un placement de produit déguisé, s’exposant ainsi à des dangers financiers, moraux ou physiques (produits frauduleux, régimes dangereux, etc.).

3. L’Amplification de la Désinformation et du Chaos

L’influenceur devient un puissant vecteur de désinformation (fausses nouvelles délibérées) et de mésinformation (fausses nouvelles involontaires). Propulsée par des algorithmes qui favorisent les contenus émotionnels et clivants, la fausse information prend un avantage concurrentiel sur la véracité. L’absence de pensée critique, la faible littératie numérique et les bulles de filtre amplifient ce phénomène. Le résultat est une société de plus en plus fragmentée, où la vérité commune s’évanouit, ouvrant la voie à la manipulation politique, aux théories du complot et à l’exacerbation des divisions, semant ainsi le chaos.

Quelles Solutions pour la Société ?

Face à ce désordre informationnel, l’enjeu est de rétablir un « système immunitaire intellectuel » collectif :

  •  Réinvestir dans le Journalisme : Reconnaître le journalisme comme un bien public et soutenir économiquement les médias qui adhèrent à des standards éthiques élevés (ex. : subventions ciblées, fiscalité adaptée).
  •  Réguler l’Influence : Renforcer la responsabilité légale des influenceurs, notamment en matière de transparence commerciale et de véracité de l’information d’intérêt public. Des régulations (comme le DSA en Europe) tentent déjà d’encadrer les grandes plateformes.
  •  Éduquer aux Médias : Développer la littératie numérique et médiatique (esprit critique) dès le plus jeune âge pour permettre aux citoyens d’identifier les sources fiables, de décoder les intentions (publicité, opinion, information) et de se méfier des pièges algorithmiques.

Le combat n’est pas d’interdire, mais de distinguer : distinguer l’information professionnelle, factuelle et vérifiée, de l’opinion, du divertissement et de la promotion commerciale. Il en va de la cohésion sociale et de la survie d’un débat public sain.

By AEF