Par Abderrafie Hamdi (Rabat, Maroc)

«?Wa âatiqou errouh, nari jabha fi rasou !?» Ces paroles ne sont pas l’introduction d’un discours officiel prononcé par une haute responsable à l’éloquence de Molière. Non, elles proviennent d’un célèbre spot de sensibilisation à la sécurité routière, incarné avec brio par la regrettée grande dame du théâtre marocain, Thouria Jebran. Bien qu’il remonte à plus de 25 ans, ce message demeure gravé dans la mémoire de toute une génération.

Thouria Jebran, ou plutôt Saâdia Kratif à l’état civil, fut nommée ministre de la Culture par Sa Majesté le Roi Mohammed VI, le 15 octobre 2007, dans le gouvernement d’Abbas El Fassi. Ironie du sort, la veille de cette nomination, elle jouait encore sur scène avec sa troupe, Théâtre Al-Youm, dans l’une de ses nombreuses œuvres emblématiques. Et dès le lendemain, elle prenait son poste ministériel, sans grands éclats ni recommandations privilégiées.

Alors, que se passe-t-il aujourd’hui au Maroc?? Pourquoi une décision ministérielle, portant sur la nomination de Mme Latifa Ahrar, directrice de l’Institut supérieur d’art dramatique et d’animation culturelle (ISADAC) au sein de l’Agence nationale d’évaluation et d’assurance de la qualité de l’enseignement supérieur et de la recherche scientifique  (ANEAQ) suscite-t-elle tant de remous??

Cette agence, instituée par loi en 2021, est chargée d’évaluer les projets pédagogiques des universités, publiques et privées, en tenant compte des spécificités de chaque établissement. Où est donc le problème?? Est-ce le fait que la personne nommée soit une femme?? Certainement pas, puisque ce débat n’a pas lieu d’être dans notre pays. Est-ce alors parce qu’elle est artiste et actrice, ayant incarné des rôles variés, parfois proches des réalités sociales, parfois rebelles, avec tout ce que cela implique en termes de langage, d’attitudes, ou encore de costumes??

Il semble que certains aient du mal à distinguer l’artiste sur scène – qui rêve d’un monde meilleur et transcende les dures réalités – de l’individu, ancré dans un quotidien modelé par les traditions et les normes. Peut-être que, comme l’a si bien dit Shakespeare, «?le monde entier est un théâtre, et nous sommes tous des acteurs?».

D’aucuns s’interrogent aussi?: quel rapport entre l’art et des disciplines dites (pures )comme la médecine, l’ingénierie ou les mathématiques?? Pourquoi confier à une comédienne, perçue comme une figure de divertissement, un rôle dans l’évaluation académique??

Ce raisonnement reflète une vision étriquée. L’évaluation de la qualité de l’enseignement ne se limite pas à examiner la rigueur scientifique?; elle implique aussi de former des individus complets, capables de créativité et de résilience dans des environnements complexes. À cet égard, les artistes apportent des perspectives nouvelles et des expériences riches. L’histoire le prouve : le progrès scientifique s’alimente souvent de l’inspiration artistique.

Prenons l’exemple des prestigieux prix Nobel : les jurys incluent régulièrement des personnalités artistiques, loin des spécialisations techniques. Aux États-Unis, aucune réflexion stratégique, même dans des domaines sensibles comme le nucléaire, ne se fait sans la participation d’un poète ou d’un artiste créateur. De même, en politique, des figures issues du monde du spectacle ont marqué l’histoire?: Ronald Reagan, ancien acteur devenu président des États-Unis, ou encore Volodymyr Zelensky, comédien avant de devenir président de l’Ukraine.

Malheureusement, les critiques adressées à Mme Ahrar sur les réseaux sociaux ont dépassé le cadre du débat constructif. Ces attaques, souvent teintées de moqueries et d’intolérance, témoignent d’une incapacité à accepter la différence. Pourtant, tout artiste se distingue par une singularité assumée – et cela, des icônes comme Tayeb Seddiki nous l’ont appris.

Cette nomination va bien au-delà de Mme Ahrar. Elle marque une étape vers une vision plus globale et inclusive de l’enseignement supérieur, combinant savoir scientifique et créativité artistique. Une telle approche gagnerait à être adoptée dans l’éducation primaire et secondaire, où il ne s’agit pas seulement d’apprendre des techniques, mais de former un esprit équilibré, capable de conjuguer raison et imagination. 

L’initiative de 1988, portée par Dr Hassan Samili, doyen de la Faculté des Lettres de Ben M’Sik, mérite d’être rappelée. Il a lancé à Casablanca le premier Festival international du théâtre universitaire, un événement qui, cette année encore, dans sa 36e édition, a mis à l’honneur le thème “Théâtre et folie” en rendant hommage à Abdelhak Zerouali, pionnier du théâtre monodrame.

Pour approfondir cette réflexion, le livre (La pépinière du théâtre universitaire au Maroc )de Mme Fawzia Bayd est une lecture incontournable.

En conclusion, il est temps que nous reconnaissions la valeur de l’art comme un moteur essentiel pour une société équilibrée et innovante. Latifa Ahrar, comme d’autres avant elle, continuera de démontrer que créativité et expertise peuvent coexister, pour le bien de notre système éducatif et de notre vivre-ensemble.

By AEF